Dans Fausse route, Elisabeth Badinter décrivait parfaitement l’enjeu du moralisme libertaire : « il n’est que temps d’inverser la donne en traçant les contours d’une autre sexualité qui ignore tout à la fois l’infernale relation de domination et de soumission, le pouvoir de l’argent et l’obscure ambiguïté du désir. Une sexualité transparente, démocratique et contractuelle. […] Bref, une sexualité unique qui postule la ressemblance des sexes là où justement elle n’existe pas ». La destruction de toute altérité entre les femmes et les hommes est la garantie, pour le néo-féminisme, d’une refonte égalitaire des relations entre les deux sexes. Dans cette optique, les rapports de force n’auraient dès lors plus lieu d’être. Dans Variations sur l’érotisme[1], Guy Scarpetta déplore que le féminisme originel, celui de la libération des femmes, soit ainsi devenu un « féminisme de censure ».
Le moralisme libertaire observe les relations entre hommes et femmes sous un prisme unique : celui d’un rapport contractuel car potentiellement inégalitaire. Le consentement des deux parties est l’unique moyen de sceller ce qui s’apparente à un contrat entre deux partenaires, voire un fournisseur et son client, soit l’adhésion parfaite à une société marchande basée sur la consommation. Pourquoi ? Parce que le néo-féminisme voit dans la séduction un rapport de domination qu’il convient d’annihiler. Il est indéniable que séduire, c’est s’inscrire dans un rapport de forces qui peut ou non perdurer dans la vie de couple. Ce rapport de forces est considéré par le néo-féminisme comme une forme d’oppression des femmes qui peut parfois virer au harcèlement voire au viol. En cela, ce rapport de forces est insupportable pour le néo-féminisme. Avant de se lancer dans l’entreprise de destruction des sexes, il convient alors d’entreprendre la destruction de toute spontanéité dans les rapports entre les femmes et les hommes. Le rêve du néo-féminisme ? Des rapports hommes/femmes formalisés, contractualisés en toute circonstance. A titre d’exemple, plusieurs campus universitaires américains proposent aux étudiants des kits « coup-d’un-soir » comprenant des préservatifs, du lubrifiant et un formulaire de consentement des partenaires. Que de romantisme… Sur les lieux de tournage des productions Netflix, il est désormais interdit de regarder une personne dans les yeux plus de cinq secondes, de même que lui demander son numéro de téléphone portable ou flirter sans autorisation préalable de la direction. En Suède, une loi qui entre en vigueur le 1er juillet 2018, interdit toute relation sexuelle qui n’aurait pas fait l’objet d’un consentement verbalement ou expressément motivé. Les qualificatifs de viol et d’outrage sexuel par négligence pourront être retenus en cas de consentement non formulé explicitement[2]. « Es-tu sûre de bien vouloir avoir un rapport sexuel avec moi ? » est dorénavant la question préalable à toute relation intime en Suède. Il n’en reste pas moins qu’à défaut d’un consentement écrit, c’est parole contre parole. En France, la moralisation de la sexualité passe par le système éducatif. Caroline Chevé, Secrétaire Académique SNES/FSU Lycées s’en réjouit : « Le programme de Première fixe l’objectif d’amener l’élève à construire une sexualité responsable […] en SVT ». Mais qu’est-ce qu’une sexualité responsable ? Qui décide ce qui est moralement acceptable et ce qui ne l’est pas ? Quel rapport avec les Sciences et Vie de la Terre ?
Ces questions intimes, personnelles, sont désormais abordées à l’école de manière « orwellienne ». Le néo-féminisme et les lobbies LGBT préconisent une sexualité officielle faisant l’objet d’un enseignement d’Etat alors même que rien plus que la sexualité ne s’apprend par l’expérience personnelle et le vécu. La sexualité se découvre, s’expérimente, se vit. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir ne disait pas autre chose : « Malgré toute la bonne volonté des parents et des maîtres, on ne saurait mettre en mots et en concepts l’expérience érotique ; on ne la comprend qu’en la vivant ; toute analyse, fut-elle la plus sérieuse du monde, aura un côté humoristique et échouera à livrer la vérité. » A l’instar du développement durable et du catéchisme écologique d’Etat prôné par l’éducation nationale, la sexualité et les pratiques sexuelles sont désormais amenées à être enseignées et encadrées telles une doctrine. C’est une véritable OPA sur notre conscience, notre morale, notre libre-arbitre. Le but ? Réprimer toute pulsion, toute perversité allant dans le sens de l’inégalité hommes/femmes et des rapports de domination[3]. L’objectif est ainsi de mettre les femmes et les hommes sur un même pied d’égalité. C’est la fin de cette merveilleuse poésie des corps et des sens que nous offrent la séduction et l’érotisme. C’est la beauté de la vie et de l’amour que l’on aseptise. Car ce qui nous distingue des animaux, au-delà de « boire sans soif et faire l’amour en tout temps » comme disait Beaumarchais, c’est bien l’érotisme. Les animaux ont une sexualité qui est, à de rares exceptions, purement utilitaire, reproductive et non érotique. Au nom de l’égalité entre les hommes et les femmes, nous privilégions la voie de l’annihilation de l’érotisme ; et dans le plus grand des paradoxes, nous revenons à des rapports purement utilitaires et à une sexualité bestiale. Guy Scarpetta dans Variations sur l’érotisme, déplore la fin de toute transgression par la mise à mort des tabous. La transgression est l’alpha et l’oméga de l’érotisme. D’après lui, l’érotisme est « ce qui nous dégage de l’animalité » par une maîtrise hédoniste de nos instincts sexuels animaux. L’érotisme est un jeu et ne répond pas à une logique marchande d’échange : je te donne, tu me donnes. Ce jeu relève « de la dépense, non de l’utilité ». Alors la libération sexuelle et ses promesses ne seraient qu’une imposture ? La révolution tant vantée n’aurait finalement conduit qu’à la destruction de toute forme d’érotisme et à l’instauration d’un nouvel ordre moral ? Revenons un peu en arrière.
Disciple et ami de Freud, Wilhelm Reich estimait que tous les maux de la Terre, y compris les violences entre hommes et femmes, avaient pour origine la répression sexuelle. Ainsi le modèle traditionnel chrétien devenait l’ennemi à abattre et à déconstruire car générateur de frustration et de violence pouvant même conduire au fascisme. Les hommes et les femmes devaient, pour vivre en harmonie, adopter une sexualité libérée de toute contrainte et pouvoir jouir sans entrave. Reich se fit le prophète de la révolution soixante-huitarde. C’est ainsi qu’à la fin des années soixante, les amours libres sont célébrées et portées au pinacle. La sexualité se libère. La condition des femmes s’améliore. Le tabou de l’homosexualité se lève. Les couples peuvent désormais divorcer. La contraception offre aux femmes la maîtrise de leur corps. Mais sous cette apparente libération s’est cachée une nouvelle morale, peut-être plus perverse car masquée. Tout d’abord la levée des tabous sexuels a tué l’érotisme, celui-ci se nourrissant de l’interdit et de la transgression désormais refoulés. Qu’on songe à Sade ou à Casanova ; leur plaisir ne reposait que sur la condamnation sociale de leurs pratiques et il en est de même pour chacun, selon l’échelle qui lui est propre. Comme l’explique la sexologue Thérèse Hargot, derrière le discours émancipatoire et antibourgeois du jouir sans entrave se cache l’injonction du devoir de jouissance. Les magazines masculins posent des questions qui ne tournent qu’autour de la fin, du résultat. Comment être un bon amant ? Comment la faire jouir à tous les coups ? Comment réussir son cunnilingus ? Le jeu de la comédie n’a plus sa place et tout devant être transparent, on feint d’apprendre aux hommes comment détecter qu’une femme simule l’orgasme. Les magazines féminins ne sont pas en reste. Comment réussir une bonne fellation ? Quelles sont les positions qui vont le rendre fou ? Comment être une bonne amante ?
Ces impératifs de performance, de réussite, génèrent l’inquiétude terrible de l’échec. Cette pression démontre un rapport au sexe qui confine à l’angoisse voire à la paranoïa. Cette obligation de jouir ne peut que générer de la violence chez ceux qui ne sont pas capables de jouissance ou qui en sont éloignés. Thérèse Hargot, dans Une jeunesse sexuellement libérée[4] montre les dangers de la culture du choix que la libération sexuelle a engendrée. Nous sommes responsables de tout, de notre parcours professionnel jusqu’à notre orientation sexuelle en passant par l’éducation de nos enfants. Cette culture nouvelle devient davantage une dictature du choix et engendre une pression phénoménale sur des individus parfois dépourvus des moyens de réussir. Or elle montre que de l’idéologie à la réalité, il y a un pas immense que peu de gens, en particulier les hommes, parviennent à franchir générant dépression, frustration ou violence. Au-delà des dogmes religieux, des convictions personnelles ou d’un contexte social, des hommes, mais aussi des femmes, ne parviennent pas à s’inscrire dans ce nouvel ordre. Ils se sentent misérables, incapables de gagner la compétition du meilleur amant, de la séduction à gogo. Ils se sentent nuls, improductifs. Il faut réussir sa vie professionnelle, réussir l’éducation de ses enfants, réussir dans son couple ou multiplier les partenaires, et surtout réussir sa vie sexuelle de sorte que les individus deviennent des objets de consommation les uns pour les autres. Les sites qui promeuvent l’adultère et en font le commerce pullulent. La pratique du sexting virtuel se généralise. Les jeunes comme leurs aînés se vantent d’avoir des plans-cul qui leur permettent, sans engagement, d’assouvir leurs envies de sexe. Les sites et applications smartphone de rencontres donnent majoritairement lieu à des relations sans lendemain. Qu’ont en commun ces quelques exemples ? D’utiliser l’autre comme un simple outil de sa propre satisfaction.
Dans Fondements de la métaphysique des mœurs[5], Emmanuel Kant énonce son principe d’impératif catégorique dont l’une des trois principales maximes est la suivante : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». On peut se féliciter que les femmes et les hommes puissent vivre une sexualité considérée comme libérée de toute contrainte sentimentale ou amoureuse. On peut également s’interroger, comme pourrait le faire Kant, sur le fait que des êtres humains considèrent leurs semblables indépendamment de leur individualité propre, de leurs valeurs morales, de leurs compétences ou de leurs qualités intellectuelles, pour ne les observer que comme les outils de leur propre plaisir. Le sexe en dehors de tout sentiment est un tabou levé – et on peut s’en réjouir – mais qui conduit à se questionner sur son caractère moral d’un côté et sur son potentiel subversif de l’autre. C’est ainsi que le moralisme libertaire s’inscrit dans la parfaite continuité de la révolution sexuelle. Il prétend d’un côté conserver l’essence du mouvement soixante-huitard en brisant les tabous. De l’autre, il instaure un cadre moral à ce mouvement qui tue l’érotisme et crée une société individualiste, interchangeable au sein de laquelle les individus ne doivent échanger que des rapports utilitaires et égalitaires car contractualisés. Les sites de rencontres virtuels vont pleinement dans ce sens. Je sais pourquoi je suis là. Je sais pourquoi tu es là. Il y a un cadre, le site, qui nous protège l’un de l’autre et qui formalise nos échanges. Le succès de ces plateformes est ainsi garanti.
Or l’amour, la séduction ou encore l’érotisme sont des sentiments passionnés, dépourvus de toute rationalité. C’est, pour l’un comme pour l’autre, l’abandon de soi, la possibilité de souffrir ou de faire souffrir, de rire ou de pleurer. Baudelaire a écrit : « La volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté ». C’est là le génie d’un poète qui, mieux que n’importe quel idéologue néo-féministe, sait déchiffrer la complexité et ambiguïté des rapports entre les hommes et les femmes. C’est avec la lucidité du sage qu’il sait qu’il est inutile d’essayer de tout régenter. Que la volupté, la beauté de l’amour et l’érotisme de la séduction valent bien plus que le risque de la souffrance et du désespoir. A ne point accepter la souffrance, on s’interdit bonheur et plaisir. Il en va de même pour Alfred de Musset. Dans On ne badine pas avec l’amour[6], Perdican explique à Camille que selon lui, l’amour et le bonheur de l’avoir connu sont plus forts que tout. Il n’est point superflu de restituer sa tirade pour en mesurer la beauté pleine de lucidité : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui ». Bref, la vie de couple, la séduction et l’érotisme forment un jeu au sein duquel chacun avance ses pions, dans une quête perpétuelle de reconnaissance de l’autre, mais jamais sans contrepartie. Car l’amour est une histoire de rapports de force qui peut tantôt mener au bonheur, tantôt au désespoir. Ce que les néo-féministes ne comprennent pas, c’est que précisément, l’amour est irrationnel. On ne négocie pas avec l’amour. On le vit, on le subit, pour le meilleur et parfois pour le pire.
Le 10 octobre 2017, Les Inrockuptibles affichaient Bertrand Cantat en couverture de leur magazine. L’affaire fit un tollé et provoqua l’indignation générale. Invitée à réagir au téléphone lors de l’émission Les Grandes Gueules sur RMC le 12 octobre 2017, Céline Picques, porte-parole d’« Osez-le-féminisme » déclara à propos du meurtre de Marie Trintignant commis par Cantat : « Le terme crime passionnel est vraiment un terme que l’on récuse. Ce n’est pas un crime passionnel car on ne tue pas par amour. Si on aime quelqu’un on ne tue pas cette personne. Nous, on préfère le terme de féminicide. Elle a été tuée parce que c’était une femme ». Il y aurait tant à dire sur cette déclaration pour le moins stupide. Commençons par la fin. Non, Marie Trintignant n’a pas été tuée parce qu’elle avait un vagin. Le but premier de l’acte commis par Cantat n’était pas de supprimer un être humain pourvu du chromosome XX. Comment peut-on dire une telle ânerie ? Passons sur le néologisme féminicide qui est aussi laid que grotesque. Comment allons-nous appeler le meurtre d’un homme par une femme ? Un « homminicide » ? Marie Trintignant a été tuée par un homme maladivement jaloux, extrêmement violent, colérique et probablement dévoré par quelques substances chimiques ou alcooliques. Mais Marie Trintignant a aussi été tuée par l’amour, l’amour passionnel. La passion vient d’ailleurs du grec patior qui signifie souffrance, supplice. Que Céline Picques le veuille ou non, cet élément est essentiel dans la compréhension de cette affaire comme dans celle de tant d’autres. Nier l’importance de cet élément revient à nier l’existence des circonstances atténuantes ou aggravantes. Si l’on suit ce schéma simpliste, un crime est un crime, point. Un homme pauvre qui tue involontairement l’épicier qu’il volait pour nourrir son fils affamé mériterait la même peine que l’homme qui en abat un autre, de sang-froid, qui le gênait dans ses affaires. Qui accepterait que les deux coupables soient condamnés à des peines identiques ? Alors même que l’un a tué pour ce qu’il estimait être une malheureuse nécessité vitale, et l’autre par avarice et par confort. Nier l’existence de l’amour en tant que passion pouvant conduire au meurtre conduit à rejeter ces idées de circonstances atténuantes et aggravantes dans un vil relativisme empreint de justice d’un autre âge. Pour en finir avec cette déclaration ; oui, on peut tuer par amour. On peut tuer et se tuer également. L’amour est un sentiment qui étreint, qui embrasse, qui enlace, qui aveugle même… L’amour donne des ailes, il brûle le cœur et fait de chacun ce qu’il veut. Il est d’une grande violence. Il rend fou, désespéré, résigné. Il ôte le sommeil, obsède, pare la conscience d’un voile opaque. Il est prouvé que l’état amoureux a une influence négative sur la concentration tant il pervertit l’esprit. Bien sûr que l’on tue par amour. Schopenhauer voyait dans l’amour un sentiment purement animal, instinctif qui peut conduire au pire. Le mari jaloux ne tue pas sa femme parce qu’elle est une femme. Il la tue parce qu’elle ne veut plus de lui. Parce qu’il n’est plus rien pour elle. Et parce qu’il ne peut plus le supporter sans sombrer dans la folie meurtrière. La femme qui empoisonne son mari procède de manière identique. Elle se sent abandonnée, délaissée. Elle espérait être la seule mais ne peut se résoudre à accepter qu’il y en ait une autre. Elle ne le tue pas parce qu’il a un pénis. Et l’actualité des faits-divers regorge d’exemples d’hommes et de femmes ayant commis l’irréparable par amour. « La frontière entre l’homme honnête et le criminel est particulièrement ténue » dit l’avocat Éric Dupont-Moretti. Faut-il être aveuglé d’idéologie pour nier l’existence du crime passionnel et parler de « féminicide » s’agissant de ce type d’affaire. La littérature, souvent chronique de son temps, déborde d’histoires de meurtre ou de suicides d’amour. Dans Carmen, Don José, au comble du désespoir, poignarde à mort la belle gitane qui s’était refusée à lui pour son rival, Escamillo. Othello assassine sa femme en l’étouffant, persuadé à tort qu’elle le trompait avec Cassio, son lieutenant. Dans Roméo et Juliette, autre chef-d’œuvre de Shakespeare, les deux amants mettent fin à leurs jours ne pouvant imaginer leur vie sans l’autre. Dans l’œuvre de Zola, Thérèse Raquin, Thérèse et Laurent ne se supportent plus. De son propre chef, chacun décide de supprimer l’autre mais leurs plans tombent à l’eau lorsqu’ils découvrent leur dessein respectif et concluent de se suicider ensemble. Il existe de nombreux autres exemples d’œuvres littéraires évoquant le meurtre ou le suicide par amour. Terminons symboliquement par la tentative d’assassinat commise par Paul Verlaine sur Arthur Rimbaud. Le voyant s’éloigner de lui, le jeune Verlaine tire plusieurs coups de revolver sur son amant. A-t-il commis ce geste parce que Rimbaud était un homme ? Bien sûr que non. Ce que le néo-féminisme ne comprend pas, c’est que, comme dit Guy Scarpetta, il n’existe « pas d’érotisme sans que chacun, homme ou femme, se mette en position d’être un objet pour l’autre ». Ainsi l’entreprise de dénonciation de la femme-objet participe de cette aseptisation et de cette moralisation nouvelle des rapports entre les deux sexes. Ce que le néo-féminisme veut, c’est une sexualité parfaitement transparente, sans mystère et sans composition ni perversité. Ce projet s’appuie sur un nouveau féminisme qui veut s’affranchir des codes traditionnels de la séduction. L’épilation est bannie et laisse apparaître d’imposantes toisons poilues. Le soutien-gorge pigeonnant de même que le maquillage ou le rouge à lèvres deviennent des accessoires superflus. Il faudrait se débarrasser de ces oripeaux sexués, lesquels n’agiraient en rien dans les rapports de séduction et ne seraient que des artifices de la femme-objet. Ainsi la séduction serait du côté de cette femme naturelle et non du côté de celle qui porte un soutien-gorge balconnet, des bas et des porte-jarretelles, juchée sur des escarpins, passant une main dans ses cheveux soyeux pendant que l’autre main amène langoureusement une fine cigarette blanche à ses lèvres rouges et charnues.
Là où ce féminisme a tout faux, c’est qu’en prétendant se libérer des diktats de la séduction, il œuvre pour le retour de l’être humain à son animalité originelle car en réalité, l’érotisme est une marque fondamentale de notre civilité. Ce féminisme radicalisé souhaite donc mettre à mort l’érotisme, la séduction et l’ambiguïté mêlée de perversité qui font la beauté et le mystère des rapports entre les deux sexes. Olivia Gazalé y voit une « police des représentations et des mœurs très dommageable pour l’homme, toujours suspecté d’être coupable, et pour la femme, systématiquement victimisée ». Depuis notre plus jeune âge, nous sommes baignés d’images de corps de femmes dénudés ou dans des postures suggestives dans la publicité ou au cinéma. Mais nous sommes également imprégnés du discours ascétique d’un féminisme moralisateur qui diabolise la femme objet quitte, on l’a vu, à tomber dans l’excès inverse en réalisant dans le plus grand des paradoxes le rêve chrétien de la sanctuarisation du corps. Pour apaiser les sexes et trouver l’harmonie, c’est vers la réconciliation qu’il faut aller. C’est également en domestiquant notre animalité et en jouant avec elle que nous retrouverons le merveilleux plaisir charnel de la séduction, de l’érotisme bref de l’amour.
Qu’est-ce que le moralisme libertaire ? La réponse néo-féministe à l’insupportable idée qu’il peut (qu’il doit ?) exister un rapport de domination dans la séduction, l’amour et l’érotisme. Cette insupportable idée ne peut être combattue que par la définition d’un cadre moral régissant, contractualisant, et finalement, enclavant la sexualité et les relations entre les sexes. La libération sexuelle que l’on nous a présentée comme une immense conquête a permis de réelles avancées (IVG, contraception, levée du tabou de l’homosexualité) mais a également ses zones d’ombre. Elle a contribué à tuer l’érotisme, la levée des tabous achevant toute possibilité de transgression. Désormais elle forge une nouvelle morale basée sur la réussite matérielle, la réussite sexuelle, la culture du choix et le devoir de jouissance, ce qui génère frustration, violence et misère sexuelle chez qui en sont exclus ou incapables. Conservant son volet libertaire, le néo-féminisme s’attaque à l’égalité entre les hommes et les femmes par la définition d’une éthique de la sexualité enseignée très tôt à l’école. La sexualité s’expérimente et se vit mais nos sociétés, qui ne l’entendent pas de cette oreille, développent un enseignement d’Etat pour une sexualité de plus en plus normée et morale. Dès lors, nous pouvons imaginer une société où demain, avant chaque rapport sexuel, les amants d’un soir signeraient un formulaire de consentement validant point par point ce que chacun serait prêt à faire lors de l’acte. Tout litige portant sur un abus ou une quelconque ambiguïté serait alors porté devant la justice.
Le néo-féminisme américain, qui précède toujours de quelques années le néo-féminisme français, nous offre un aperçu de ce qui devrait arriver bientôt dans l’hexagone : les kits « coup-d’un-soir », nous en avons parlé un peu plus haut et dans un autre registre, la condamnation pénale du mensonge pour coucher. En effet, le débat est très sérieux outre-Atlantique et nul doute que l’océan qui nous sépare ne sera guère assez vaste pour le contenir du côté du pays de l’Oncle Sam. En effet, avoir recours au mensonge pour obtenir des faveurs sexuelles doit-il être considéré comme un viol ? Selon certains néo-féministes américains, il semble que oui. Le personnage de Barney Stinson dans la série How I met your mother, qui a fait sa marque de fabrique de coucher avec des femmes en s’inventant des identités a du souci à se faire. La condamnation du mensonge dans ce cadre implique deux choses. Si le mensonge est considéré comme une tromperie, c’est parce que les femmes attendent quelque chose que les hommes doivent posséder pour avoir une chance d’apparaître séduisant, ce qui est moralement autant condamnable. De là à considérer que les femmes sont vénales, intéressées et naïves, il n’y a dès lors qu’un pas… Par ailleurs, qui n’a jamais, lors d’un rendez-vous galant, quelque peu arrangé la vérité ? Qui n’a jamais arrondi les angles pour se donner plus de chances de convaincre ? Par conséquent, où se situe la frontière entre un petit accommodement avec la vérité et le mensonge ? La séduction est un jeu de rôle où l’on n’apparaît jamais vraiment tel que l’on est. Doit-on le reprocher à son partenaire quand les années ont passé et que le naturel est revenu au galop ? « Tu ne m’avais pas dit que tu deviendrais égoïste et casanier. Tu m’as menti et trompé pour obtenir mes faveurs. Je demande réparation ». Le moralisme libertaire est ici, dans la contractualisation permanente des rapports hommes-femmes soupçonnés inlassablement d’inégalités trompeuses et injustes. Il s’agit donc de protéger les sexes l’un de l’autre, ce qui engendre un sentiment d’insécurité qui vire à la paranoïa. Si l’on ne peut évidemment appeler au retour des interdits, il convient de se réconcilier avec l’érotisme en acceptant qu’il puisse exister une part d’ombre, comme de mystère. Les abus doivent être sanctionnés par la morale et par la loi. Il n’en demeure pas moins que cette contractualisation à outrance des rapports de séduction ne peut que conduire à déserter nos existences de cette mystique charnalité, laquelle offre pourtant à nos vies son plus délicieux piquant.
Ce texte est un extrait d’HOMO DOMINATUS ou l’imposture néo-féministe, disponible sur Amazon ici.
[1] Guy Scarpetta. Variations sur l’érotisme. Descartes & Cie. 2004.
[2] Cette loi inverse également la charge de la preuve, qui incombe dorénavant à l’agresseur présumé.
[3] Nous y reviendrons lorsque nous évoquerons le genre à l’école.
[4] Thérèse Hargot. Une jeunesse sexuellement libérée. Albin Michel. 2016.
[5] Emmanuel Kant. Fondements métaphysiques des mœurs. LGF. 1993.
[6] Alfred de Musset. On ne badine pas avec l’amour. Pocket. 2005.