Ce texte est extrait de mon livre : LE NON-ART CONTEMPORAIN, disponible ici.
L’innovation : l’impératif catégorique de l’Art Contemporain
« Depuis plus d’un siècle, le capitalisme est déchiré par une crise culturelle profonde, ouverte, qu’on peut résumer par un mot, le modernisme, soit cette nouvelle logique artistique à base de ruptures et discontinuités, reposant sur la négation de la tradition, sur le culte de la nouveauté et du changement ». Ces mots de Gilles Lipovetsky, dans L’ère du vide, illustrent l’impérieuse nécessité, après avoir déconstruit les valeurs et codes traditionnels, de créer en permanence la nouveauté pour exister. L’innovation de l’artiste place celui-ci en tête du triangle de Kandinsky (voir l’article consacré au relativisme en Art Contemporain ici) et fait de lui un être à part. En avance sur son temps, il précède le commun des mortels dans la connaissance du monde. « La dissonance picturale et musicale d’aujourd’hui n’est rien d’autre que la consonance de demain » disait Kandinsky. En fait d’innovation, il s’agit bien souvent d’idées conceptuelles saugrenues ou ubuesques qui n’ont pour intérêt moins de créer que de servir l’arrogance narcissique de l’artiste au-dessus des masses. Poser un frigidaire sur un coffre-fort (Brandt sur Haffner, de Bertrand Lavier en 1984, image ci-dessous) constitue indéniablement une idée novatrice. Mais peut-être est-elle novatrice parce que personne n’a jamais eu, auparavant, l’idée stupide de considérer un tel assemblage comme une œuvre d’art. Cela n’est pas sans rappeler certains records absurdes qui sont bien davantage l’occasion de s’interroger sur la capacité humaine à imaginer absolument n’importe quoi pour exister. A ce titre, l’exemple de l’autrichien Josef Todtting qui détient le record de la plus grande distance parcourue, traîné par un cheval avec le corps en feu est assez parlant. Sa performance unique est certainement due en premier lieu au fait qu’il est le seul à avoir eu cette idée grotesque. Il en va de même de bien des œuvres d’Art Contemporain, le frigidaire sur le coffre-fort de Lavier ne faisant guère exception.
L’innovation est devenue la seule fin de l’artiste. Les seules préoccupations de l’artiste doivent être les suivantes : « Mon idée est-elle réellement unique ? Mon projet n’a-t-il jamais été pensé ni conçu par aucun autre auparavant ? » Cet impératif catégorique de l’innovation préside désormais à la démarche artistique, la finalité sensible de l’œuvre, c’est-à-dire la sollicitation de l’émotion de l’observateur, devient secondaire, voire inutile.
En réalité, l’innovation est la condition de la survie de l’artiste contemporain. La destruction des valeurs et codes traditionnels de l’art, qui constituaient autant de fondations sur lesquelles les artistes pouvaient s’appuyer, n’a pas tant libéré ces derniers que permis l’émergence d’un monde artistique en perpétuelle reconstruction. Malraux dit ceci : « C’est dans les musées que l’on apprend à peindre ». Ce que Malraux exprime par cette phrase, c’est qu’aucun académisme ne saurait contraindre les artistes à exprimer leur talent d’une manière et non d’une autre. Pour autant, l’Art ne consiste pas en un artefact propre à chacun, insaisissable et indéfinissable. Mais davantage en une quête universelle du beau et de la vérité, dont l’héritage des siècles ne peut constituer qu’une richesse considérable sur laquelle s’appuyer. Cet héritage formidable est renié vertement par l’Art Contemporain, ce qui conduit celui-ci à devoir sans cesse se reconstruire, innover et ce bien souvent au mépris du bon sens. En parfaite conformité avec ce monde de l’entreprise qu’il déteste, mais dont il adopte et maîtrise tous les codes, l’Art Contemporain fait de la destruction créatrice (idée développée par Schumpeter selon laquelle, en économie, ce qui est nouveau se construit nécessairement sur une forme quelconque de destruction) sa matrice idéologique.
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Finalement, l’artiste contemporain est assujetti à la même problématique que le chef d’entreprise qui, soumis à la concurrence et dans un contexte de mouvement perpétuel, doit sans cesse inventer et se renouveler pour exister. Quitte à sombrer dans le grotesque le plus absolu. Duchamp se vantait d’avoir changé six fois de styles en une année. Quel intérêt ? Aucun en particulier. L’essentiel était là, dans ce mouvement permanent. A la manière du requin qui doit sans cesse avancer pour respirer, l’artiste doit se mouvoir et proposer ce que personne n’avait proposé auparavant. Ne nous y trompons pas. Bien souvent, les prétendues innovations ne sont que des résurgences des mouvements artistiques passés, remis au goût du jour par de nouveaux manifestes justificatifs et sur la base de nouvelles technologies. L’Art Contemporain est, là encore, le miroir du monde économique : un monde de modes au sein duquel une œuvre est davantage un produit périssable, incapable de s’inscrire dans la durée tant son intérêt ne réside que dans le caractère potentiellement novateur de son idée.
Cette vocation à l’oubli ne tient pas uniquement à cet impératif catégorique de l’innovation permanente (Luc Ferry parle à juste titre d’ « innovation destructrice »). Elle tient aussi à la destruction des valeurs et codes traditionnels de l’art, à cette volonté de faire table rase du passé et d’ignorer l’héritage laissé par les innombrables mouvements artistiques qui ont traversé les âges. En effet, si les œuvres du passé ont parcouru des décennies, des siècles sinon des millénaires pour accéder au rang de classique, c’est tant par leur caractère esthétique que pour leur capacité à s’ancrer dans leur époque, et à s’enraciner dans leur zone géographique, bref, à raconter une partie du monde tel qu’il fût. La période d’Edo (du XVIIème au XIXème siècle), au Japon, est symbolisée par une certaine idée de l’esthétique dont La Grande Vague de Kanagawa, de l’artiste Hokusai, est un des plus éminents symboles. En terre catholique, aux XVIème et XVIIème siècle, l’art baroque fut le porte-étendard de la contre-réforme, en réaction à la naissance du protestantisme. Les œuvres de Rembrandt, du Caravage ou de Velasquez sont ainsi les marqueurs géographiques et temporels de leur temps. Au même titre que l’écriture, la sculpture ou la musique, l’art pictural raconte ainsi une partie du monde. La volonté contemporaine de s’affranchir du passé, de ses codes et traditions, autant que de nier la primauté esthétique de l’œuvre et de sa forme au profit de l’idée, fait désormais de l’œuvre d’art un simple artefact impossible à reconnaître et à distinguer d’un autre. L’œuvre d’art est désormais affranchie de toute appartenance à un quelconque mouvement artistique, donc, de toute capacité à raconter une époque et une géographie. Impossible à identifier par une certaine technique de même qu’incapable de s’enraciner dans un territoire, d’être le représentant de son temps et de son espace, l’œuvre d’Art Contemporain est sans frontière, mondialiste et mondialisée. Elle peut voyager librement à travers le monde, certes, mais qu’a-t-elle à raconter ? Le danger de cette vision libertaire de l’œuvre d’art – libérée de toute contrainte d’appartenance à un quelconque mouvement artistique de son temps et de son espace – est de créer une offre artistique totalement uniforme et parfaitement indifférenciée où que l’on puisse se trouver sur la planète.
En conclusion, cet impératif catégorique de l’innovation dans l’art, sur la base de la déconstruction de ses valeurs et codes traditionnels, tient du plus parfait conformisme au paradigme économique contemporain en proposant un art hors-sol, décontextualisé, mondialisé, uniforme autant que périssable et dénué d’intérêt.
Une critique globale du paradigme de l’Art Contemporain :
Nous avons déjà évoqué l’idée de Nathalie Heinich selon laquelle l’Art Contemporain n’est pas un mouvement artistique à proprement parler mais davantage un paradigme voir l’article « De l’art antique à l’Art Contemporain… une longue histoire« ) . Ce paradigme s’inscrit dans le cadre d’une rupture avec le paradigme précédent, le paradigme moderne – lequel s’inscrivait pour sa part en rupture avec le paradigme classique. Cette idée de paradigme a pour vocation de montrer qu’il existe une forme d’homogénéité dans le monde de l’Art Contemporain, tant dans son fonctionnement basé sur la déconstruction et la rupture, nous l’avons vu, qu’à travers ses acteurs dont les intérêts et valeurs convergent pleinement. Ce paradigme contemporain s’inscrit dans un mouvement idéologique global à la fois politique (ce qu’on appelle le progressisme, soit l’idée que tout pas en avant est nécessairement un mouvement vers le bien), philosophique (le rejet des valeurs traditionnelles, le relativisme et la critique des Lumières) et économique (la mondialisation et le libéralisme ).
Le paradigme contemporain se compose de plusieurs acteurs dont le premier est bien évidemment l’artiste. Autour de l’artiste gravitent les collectionneurs, les galeristes, les maisons de vente aux enchères (dont les plus importantes sont Sotheby’s et Christie’s) et enfin les pouvoirs publics. Ces cinq acteurs sont autant d’instances de légitimation de l’œuvre d’art à chaque étape de la vie de celle-ci.
- L’artiste
L’artiste est bien évidemment le concepteur de l’œuvre d’art. En Art Contemporain, son profil est assez particulier. En réalité, il y a deux catégories d’artiste. L’artiste appartenant à la première catégorie a fait les beaux-arts ou est autodidacte. Il se bat pour se faire connaître et vit fort modestement de son travail, à tel point que bien souvent, il est contraint d’avoir un job alimentaire en parallèle. Bien entendu, il vit dans une détestation du passé et de toute forme de hiérarchie. Il méprise le capitalisme qu’il considère comme oppresseur et générateur d’insupportables inégalités. Il est libertaire, progressiste et vegan. Il est favorable à la GPA, à l’accueil des migrants (il est un militant « no border ») et au retour de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune. Qu’on me pardonne cette généralisation stéréotypique mais je gage que je ne suis guère éloigné de la vérité s’agissant du profil de l’artiste contemporain-type de cette première catégorie. Je confesse une pointe de mauvaise foi. Cela étant, je témoigne une certaine sympathie à l’endroit de ces hommes et de ces femmes qui, au-delà des valeurs qui les animent et qui demeurent parfaitement discutables, sont animés d’une réelle soif d’art au point de s’être formés pour étancher celle-ci et d’en vivre petitement. Car soyons réaliste, aucun d’entre eux ou presque n’accédera au statut qui est celui de l’artiste de la deuxième catégorie.
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La différence fondamentale entre notre artiste bohème-engagé de la première catégorie et l’artiste de la deuxième catégorie, c’est que le premier n’a quasiment aucune chance de connaître le succès et de voir ses œuvres plébiscitées. Pour quelle raison ? Parce qu’il n’a rien d’un homme d’entreprise, et qu’il n’a aucune maîtrise des codes économiques et marketing du paradigme contemporain. L’artiste contemporain est bien davantage un chef d’entreprise qu’un artiste. Il maîtrise les codes du marketing, de la communication et de la finance (ce n’est pas un hasard si Jeff Koons, qui exerçait auparavant la profession de trader, est un des artistes contemporains les plus connus, reconnus et riches). L’artiste contemporain est également un ingénieur au service de son idée. La maîtrise d’un savoir-faire technique lui est inutile (nous parlons ici des artistes contemporains dont la cote assure fortune et notoriété, rappelons-le) car à sa disposition, des nègres techniciens – sculpteurs, peintres, musiciens etc. – conçoivent concrètement son concept. Cette forme de prolétarisation du technicien au service de l’artiste/patron a quelque chose de cocasse tant une immense part du travail des artistes contemporains a pour but de dénoncer le capitalisme, le travail à la chaîne ou encore la dictature du salariat… Dans le plus grand cynisme, le rôle du technicien, dont le nom n’est jamais mentionné, est ainsi largement déconsidéré voire purement et simplement écarté. Un exemple, avec La Nona Ora de Maurizzio Cattelan (image ci-dessous), statue de cire du pape Jean-Paul II écrasé par une météorite. Partout cette statue est présentée comme son œuvre. Or s’il en a eu l’idée, la conception concrète de l’œuvre a été déléguée à un sculpteur français qui s’appelle Daniel Druet. Mais jamais son nom n’est mentionné dans aucun article. Cattelan lui-même n’évoque jamais le nom de son nègre. En revanche, il est fier de se revendiquer autodidacte. Mais être autodidacte ne dispense pas d’avoir une certaine maîtrise technique, à tout le moins quand on a la prétention de se revendiquer artiste comme ces musiciens qui, bien qu’incapables de lire ou écrire la musique, se révèlent pourtant virtuoses et créatifs. C’est d’ailleurs le cas des pionniers du jazz qui, dépourvus de toute connaissance académique de la musique n’en étaient pas moins des artistes à la faveur de leur sensibilité, leur créativité et leur maîtrise technique. Imagine-t-on un musicien autodidacte, incapable de jouer d’un instrument, dont le talent serait simplement d’avoir l’idée de la musique ? Nul doute que son génie serait moqué et relativement éphémère (quoi que John Cage a réussi cette prouesse devant un public passionné de musique non musicale…). L’artiste japonais Murakami est lui aussi un directeur artistique avant d’être un artiste. Dans son entrepôt, une cinquantaine d’employés travaillent à la réalisation technique de ses idées. Or quelle crédibilité accorder à un artiste incapable d’exécuter lui-même son idée artistique ? Victor Hugo aurait-il été Victor Hugo s’il avait simplement eu l’idée des Misérables ? C’est tant l’histoire que la science des mots qui confèrent au roman son statut d’œuvre de même que le rang d’artiste à son auteur, c’est-à-dire le fond et la forme.
Cette manière d’entrevoir l’art comme une dissociation entre l’idée d’un côté, et le savoir-faire technique de l’autre, montre que l’Art Contemporain ne peut être considéré comme de l’Art. Nous y reviendrons dans un prochain article.
En résumé, l’artiste contemporain à succès vend à prix d’or ses œuvres à un acheteur capitaliste dont les activités économiques considérées comme amorales sont prétendument dénoncées par ledit artiste. L’Art Contemporain est un marché au sein duquel des grands bourgeois commercent avec d’autres grands bourgeois dans un entre-soi débridé teinté d’arrogance. Contrairement à ce que Kandinsky affirmait, l’artiste contemporain n’attend plus désormais que la masse abêtie rattrape son génie pour être reconnu et faire fortune. La grande bourgeoisie du capital se charge de le sponsoriser à grand frais, ce qui lui permet tant de sécuriser son argent dans des placements juteux que de travestir sa cupidité en un intérêt prononcé pour la culture.
- Le collectionneur
Le profil type du collectionneur est le suivant : c’est un homme principalement. Relativement mûr (il a généralement plus de cinquante ans), il dirige sa propre entreprise ou exerce une profession en tant qu’indépendant. Il a mené avec succès de grandes études supérieures. Aisé financièrement, le collectionneur est un mondialiste qui aime voyager et s’ouvrir aux autres cultures. Il a un carnet d’adresses qui lui permet de savoir qui vend quoi, bref, d’être constamment dans le coup. Il est un passionné bien entendu. Et il ne perd pas de vue que qu’une œuvre constitue également un titre de valeur qui fait office de caution auprès d’une banque – pour autant que la valeur de l’artiste soit bien établie. Bien que son investissement ne soit pas plus sûr qu’un autre, sa rentabilité et son statut culturel font de l’œuvre d’art une niche fiscale incontournable. L’art contemporain a donc tout intérêt à entretenir une certaine opacité afin de créer artificiellement un marché dont la valeur sera assurée par l’élitisme des acheteurs potentiels. A ce propos, Jeff Koons dit ceci : « Le marché est le meilleur critique […]. Mon œuvre n’a aucune valeur esthétique […]. Je pense que le goût n’a aucune importance ». Dans le but de préserver la valeur des œuvres et les intérêts financiers des collectionneurs, aucune transaction n’a lieu sans le consentement de ces derniers. L’art contemporain est une forme de création artificielle de valeur pour les collectionneurs. Et le marché circule dans une sorte de frénésie consumériste. « Il y a des objets que je dégage parce que je n’ai plus envie de les voir. Cela fait trop longtemps qu’ils sont là. Ou, quelque part, ils ne me donnent pas la satisfaction que j’attendais. Il y a des objets d’art qui avouent leurs faiblesses, assez rapidement. Et ceux-là, je m’en débarrasse. On vit avec des œuvres d’art comme on vit avec des humains » dit le collectionneur Alain-Dominique Perrin, avec un certain cynisme.
Mais le cynisme ne réside pas uniquement dans cette frénésie consumériste de l’Art et dans la bulle spéculative qu’elle crée. Le cynisme réside également dans l’idée qu’un capitaine d’industrie puisse s’offrir une épave accidentée de Ferrari 308 GT4 pour le prix exorbitant de 190 000 € – ce que le commun des mortels n’aura pas assez de dix vies à réunir – alors que la même Ferrari en parfait état de marche peut être achetée pour 15 000 € d’occasion sur un site de petites annonces. On pointera certainement le caractère démagogique de mon propos. Mais, pour autant que l’on ne fasse point appel à son bon sens, et au-delà du caractère prétendument artistique de l’œuvre, on ne peut que noter une certaine vulgarité dans cette distorsion des valeurs qui n’est pas sans rappeler l’exubérante obscénité des milliardaires qui se douchent au champagne dans les boîtes de nuit. A ceci-près que l’alibi artistique ajoute une pointe d’impudence teintée de mépris pour l’inculture de celui qui concède n’y comprendre rien.
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Parmi les collectionneurs les plus importants, on compte les fondations privées, lesquelles appartiennent à de grands groupes multinationaux. Cartier, Louis Vuitton, Ricard, Bernard Magrez ou encore les Galeries Lafayette disposent de leurs propres fondations, ce qui leur permet d’apparaître comme d’incontournables acteurs culturels et de bénéficier dans le même temps d’intéressantes exonération d’impôts. A titre d’exemple, le groupe Galeries Lafayette a fait construire un entrepôt de 1 000 mètres carrés à Paris dont le but est de proposer un espace de création et d’exposition pour les artistes. 60% du coût de cette construction ont été déduits des impôts de la société. Quant à la fondation Vuitton, elle a été financée à 80% par l’Etat. Comment ne pas voir que ces fondations n’ont rien de philanthropiques et participent de la communication de ces entreprises ? La commission des finances de l’Assemblée Nationale nous apprend qu’en 2017, pas moins de 990 millions d’Euros d’exonérations fiscales ont été accordées aux mécènes. L’opacité règne et il est difficile de faire la part des choses entre ce qui relève de la culture et ce qui tient purement et simplement du marketing. Hélas, ces fondations privées vampirisent les budgets mécénats accordés aux musées, ce qui crée un problème d’entre soi dont souffrent les formes d’art plus traditionnelles ainsi que le patrimoine – patrimoine qui n’a d’autre espoir pour survivre qu’une loterie nationale organisée par un journaliste-présentateur de télévision à succès.
- Les galeristes
Pour faire simple, disons qu’une galerie d’art est à la fois un lieu d’exposition et de promotion des artistes, de même qu’un lieu de commerce des œuvres. Le galeriste a pour but de dénicher des artistes (un contrat à plus ou moins long terme, d’exclusivité ou non est alors signé), et les promouvoir pour mieux les vendre. Disons en quelques mots que le galeriste est à l’Art ce que l’éditeur est à la littérature. Les galeries sont apparues à la fin du XIXème siècle. L’impératif d’innovation pour les artistes se double alors d’un impératif de vente pour les galeristes, lesquelles n’hésitent plus à investir de lourdes sommes pour s’attacher leurs services. Un investissement financier lourd sur un artiste devient alors un signal fort pour les collectionneurs, ce qui conduit à créer artificiellement de la valeur.
- Les maisons de vente aux enchères
Les ventes d’œuvres aux enchères sont trustées par deux maisons qui contrôlent la majorité du marché : Sotheby’s et Christie’s. Ce sont essentiellement les œuvres les plus chères qui font l’objet de vente aux enchères, la majorité des œuvres étant commercialisées par les galeristes.
- Les pouvoirs publics
L’Etat agit de différentes manières sur le marché de l’Art. Nous avons pu observer qu’il accorde de larges exonérations fiscales aux mécènes privés, entre autres, ce qui hélas vampirise le budget des subventions allouées aux musées. L’Etat peut acheter des œuvres pour soutenir les collections des musées ou les fonds d’acquisition : les fameux FNAC (Fonds National d’Art Contemporain) et FRAC (Fonds Régional d’Art Contemporain). Les galeries bénéficient d’aides financières octroyées par le CNAP (Centre National d’Arts Plastiques) à condition qu’elles réservent au moins la moitié de leur stand à des artistes français – ce qu’on appelle en langage politiquement incorrect : la préférence nationale…
Les œuvres d’art constituent une niche fiscale en ce qu’elles n’entrent pas dans le calcul de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune mis en place par Laurent Fabius (héritier d’une famille d’antiquaires…) en 1982.
L’Etat a également tout loisir d’investir dans des œuvres d’art par de coûteuses commandes publiques (les Pyramides du Louvre par exemple) ce qui peut avoir pour effet de « booster » la cote d’un artiste (les fameuses colonnes de Buren au Palais Royal de Paris, image ci-dessous).
Jusqu’à la naissance de l’art contemporain dans les années 50, la reconnaissance d’un artiste passait essentiellement par les galeries et les collectionneurs. Le marché conquis et sa légitimité alors faite, l’artiste voyait dès lors ses œuvres exposées dans des musées afin qu’elles rencontrassent le grand-public. En Art Contemporain, deux personnages occupent désormais les places centrales du processus de présentation de l’œuvre. Le premier est le critique d’art dont Luciano Pavarotti disait qu’il est « le premier collaborateur de l’artiste ». Le second et le plus important est le commissaire d’exposition, métier relativement nouveau, dont la mission consiste à choisir des artistes (dont la cote va décoller) pour le compte d’organismes publics comme des biennales, des foires ou encore des centres d’art.
Nous avons évoqué plus haut la considération démesurée que les pouvoirs publics accordent à l’art contemporain en termes de subventions et de médiatisation, bien souvent au détriment de toutes les autres formes d’art plus traditionnelles. L’art contemporain, prétendument subversif, est paradoxalement soutenu par les institutions financières (le marché) et étatiques. A tel point que cette culture de la contestation et de la rupture devient une culture officielle, financée par le denier public et parfaitement conformiste à une certaine intelligentsia institutionnelle et médiatique.
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Le paradigme de l’art contemporain fédère plusieurs acteurs autour de l’artiste qui agissent comme des instances de légitimation : les critiques, les galeristes, les collectionneurs, les commissaires d’exposition et bien évidemment l’administration publique. Ces influenceurs ont tout loisir de donner une impulsion à la carrière d’un artiste par différents biais : expositions, achats médiatisés par des collectionneurs, biennales, foires, commandes publiques etc. Le marché de l’art contemporain est un marché récent mais, par-dessus tout, c’est un marché qui ne s’appuie sur aucun critère objectif, qualitatif ou quantitatif. Par conséquent, les investisseurs ont tendance à fonder leur principal critère d’achat sur l’imitation, ce qui conduit au développement de bulles spéculatives. Ces bulles participent à surévaluer largement des œuvres dont la valeur fondamentale n’auraient jamais atteint un tel seuil sans le concours des instances de légitimation. En absence de ces acteurs, les prix des œuvres d’art contemporain demeureraient autrement plus raisonnables.
Le rôle des collectionneurs est donc de maintenir un entre-soi, un réseau au sein duquel personne ne vend sans l’accord des autres et au sein duquel personne ne peut acheter une œuvre sans avoir fait l’objet implicite de la bénédiction du réseau. De sorte que la valeur des œuvres se construit mécaniquement et se sécurise sur fond d’entente entre les acteurs, ce qui est illégal en économie.
De l’art du marketing
L’œuvre d’art contemporain a recours, pour être source de profits, aux techniques de communication et de marketing propres au monde l’entreprise.
L’une des techniques les plus fréquemment utilisées est celle de la production sérielle. Par ce procédé, les œuvres d’art sont déclinées en plusieurs formats ou coloris. Le meilleur exemple est celui du Balloon Dog, de Jeff Koons, qui existe en cinq couleurs. Mais d’autres artistes usent et abusent de ce procédé – comme Damien Hirst ou encore Bansky et sa fille au ballon rouge. Par une campagne marketing savamment orchestré, le bon filon est alors exploité dans un but de maximisation des bénéfices. L’œuvre, dont le processus de fabrication est relativement sommaire, peut être exposé à divers endroits du globe décuplant ainsi la notoriété de l’artiste. Les possibilités de vente sont évidemment multipliées et le rapport créativité-travail-gain est largement avantageux. Déclinée en différents formats, l’œuvre peut être vendue à différents budgets. Le succès connu, elle fait alors l’objet d’une industrialisation des produits dérivés (affiches, figurines, vêtements, mugs etc). Au préalable, l’œuvre d’art aura fait l’objet d’une évaluation de son potentiel économique. Mais il est clair qu’un concept marketing percutant est une assurance financière pour l’artiste, à l’image de Daniel Buren qui aura passé sa vie à peindre des lignes pour son plus grand succès. Entendons-nous bien. D’une certaine manière, la production sérielle existait avant l’Art Contemporain. Claude Monet (La cathédrale de Rouen en 1893/94) ou encore Paul Cézanne (La Montagne Sainte-Victoire en 1885/1904) s’étaient déjà essayé à la production sérielle. Mais soyons honnête. Le savoir-faire technique, la quête esthétique et poétique (saisir les couleurs d’un paysage à différents moments de la journée) et l’absence totale d’un quelconque projet économique derrière le projet artistique font qu’aucune comparaison n’est possible entre les séries de ces maîtres impressionnistes, et celles que propose bien souvent l’Art Contemporain.
Un autre procédé, fréquemment utilisé, est celui de l’art éphémère. Beaucoup d’artistes sacrifient à cette mode marketing dont les plus renommés, comme Jeff Koons ou Paul McCarthy. Paradoxalement, si l’œuvre d’art est éphémère, elle participe pleinement à la pérennisation de son créateur dans le temps. Pour quelle raison ? Principalement parce que le lieu d’emplacement de ces œuvres, méticuleusement choisi, va permettre à l’artiste d’organiser un coup d’éclat autour de son œuvre. Et ce n’est pas un hasard s’il existe une course au gigantisme s’agissant de ces œuvres éphémères. Si le but est de servir le caractère « esthétique » de l’œuvre, on peut se demander si l’intérêt n’est pas non plus de satisfaire le narcissisme de l’artiste comme son besoin de médiatisation. Comment passer à côté d’une structure gonflable gigantesque représentant un plug anal (le fameux Tree de McCarthy) Place Vendôme à Paris ? Un étron géant dans la baie de Hong Kong (Complex Pile, de McCarthy encore, qui a fait le tour du monde) ? Un canard géant (Rubber duck de Florentijn Hofman, image ci-dessous) sur la Yodo River à Osaka ? L’Art Contemporain a besoin de créer l’événement par la provocation, le laid et le blasphème. On peut par ailleurs s’interroger sur le caractère sexuel et scatophile de ces œuvres qui auraient probablement inspiré Freud pour de nouveaux travaux.
Régulièrement, les artistes contemporains exposent leurs œuvres éphémères (ou non) dans des lieux prestigieux comme le château de Fontainebleau, le château de Versailles ou encore le Grand-Palais. Ces lieux prestigieux et ancrés culturellement dans l’imaginaire collectif dessinent un contexte qui donne l’illusion de l’égale valeur de tout en offrant de surcroît crédibilité et légitimité à l’Art Contemporain – comme si s’afficher au sein des institutions culturelles et historiques relevaient de l’argument d’autorité. Il est d’ailleurs curieux que l’Art Contemporain, si subversif et déconstructeur des valeurs traditionnelles, ait le besoin vital de prendre vie dans des lieux qui ont été façonnés par la culture et les valeurs que précisément il prétend dénoncer. Le caractère éphémère que l’artiste contemporain confère à son œuvre participe de cette nécessité de construire et détruire pour reconstruire à nouveau, de cet impératif catégorique de l’innovation pour l’innovation, indispensable à la logique de marché dans lequel s’inscrit pleinement l’artiste. Bien entendu, l’œuvre est reconstruite de manière identique. Seul l’emplacement change. De sorte que la présence de l’artiste est démultipliée à moindres frais.
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Parfois, l’œuvre d’art est autant l’outil marketing de l’artiste que celui de l’entreprise capitaliste. Nous l’avons vu s’agissant des fondations privées appartenant à de grands groupes dans un déguisement subtil de leur cupidité en un intérêt désintéressé pour la culture. Parfois, le déguisement est plus grossier. C’est le cas du comité Vendôme, regroupant les commerçants de la célèbre place du même nom et notamment ses nombreux joailliers, qui fut à l’initiative du projet d’installation de Tree, la sculpture gonflable en forme de plug anal de Paul McCarthy en 2014. L’installation éphémère, gigantesque, vert fluo, avait en réalité tous les atouts du panneau promotionnel soutenant une campagne commerciale. Sous couvert d’art, cette œuvre constituait en réalité un gigantesque panneau d’affichage publicitaire dont les bénéficiaires économiques devaient être les bijoutiers de la Place Vendôme.
L’Art Contemporain n’est rien moins qu’un concept économique, créateur artificiel de valeur dont l’inutilité, la futilité et la vulgarité requièrent les armes du capitalisme qu’il prétend critiquer pour exister. Economie de marché, marketing, communication, entre-soi oligarchique et riches subventions étatiques soutiennent un mouvement bien plus snob qu’artistique, dont on peut gager que les œuvres majeures seront bien vite oubliées. La supercherie est évidente dès lors qu’on étudie avec bon sens les codes de l’Art Contemporain – déconstruction des valeurs traditionnelles, impératif d’innovation, relativisme – et que l’on est attaché à l’art au sens traditionnel du terme, ce qui, convenons-en, est une notion complexe à définir. C’est pourtant ce que nous allons tenter de faire dans un prochain article.
Article précédent : De la nécessité du relativisme en Art Contemporain Article suivant : Pour une redéfinition de l’art
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