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« Happy birthday to you Sports Illustrated Swimsuit Issue !!! » Cette année, c’est le 55ème anniversaire de l’édition sexy du magazine américain Sports Illustrated. A cette occasion, les rédacteurs ont souhaité frapper un grand coup. Le périodique annuel, qui a pour vocation de donner des sueurs chaudes à ses lecteurs, est connu pour promouvoir la diversité, notamment avec l’intégration dans ses pages de modèles grandes tailles comme Ashley Graham, Myla Dalbesio ou encore d’une athlète paralympique. En 2019, il fallait faire encore plus fort. Le magazine américain a donc fait prendre la pose à Halima Aden, mannequin américano-somalienne de 21 ans. Jusqu’ici rien de particulier, sauf que la belle pose vêtue d’un hijab recouvrant intégralement son corps et ses cheveux, ne laissant filtrer que son visage, ses mains et ses pieds. Dans une posture lascive, on devine les grains de sable irradier de chaleur les pores de sa peau de son hijab. Étendue sur la plage, ses formes délicieusement mises en valeur cachées par le tissu, son regard pénètre l’œil de l’objectif comme celui du lecteur. Quelle hypocrisie !
Hypocrisie et business :
On se demande vraiment si John le texan va se montrer aussi enthousiaste à la vision des clichés d’Halima Aden. Car n’oublions-pas que Sports Illustrated est avant tout un magazine sexy principalement lu – feuilleté plutôt – par la gente masculine. Alors franchement, est-ce que Mokhtar, musulman très très très rigoureux de son état, va tourner les pages bikini et bodypainting du magazine avec dédain pour se caresser exclusivement sur la hijabette ? C’est à mourir de rire ! Et quand bien même ce serait le cas, en quoi peut-on ressentir de la fierté à donner du grain à moudre à ce genre de personnage ? Car le hijab porté par Halima Aden n’est pas qu’un simple bout de tissu religieux et/ou culturel. Il revêt un sens (voir mon article Le sens du voile). Il a pour but de préserver la pudeur des femmes et de les protéger du regard concupiscent des hommes. Ce qui a deux conséquences. La première est de considérer que les femmes qui ne portent pas le voile sont impures et la deuxième est d’affirmer que les hommes sont des bonobos incapables de se tenir à la vue d’une peau dénudée (certes, il y a Dominique Strauss-Kahn, j’en conviens). Il y a donc un paradoxe pour Sports Illustrated à montrer des femmes libres d’exhiber leur corps (et donc à susciter le désir), et dans le même temps à faire poser Halima Aden à coté de celles que son hijab fait passer pour des putains. Et si le voile a pour vocation de protéger le corps de la femme de la lubricité masculine, que fait Halima Aden dans un magazine sexy ? Tout ceci est d’une rare fourberie. Comme toute entité économique, SI (Sports Illustrated) ne poursuit aucun but moral, et l’équivalence des valeurs qu’elle cherche à inoculer par intraveineuse est évidemment de la poudre de perlimpinpin jetée sur l’autel du profit. Car l’enfermement du corps féminin dans un linceul d’hypocrisie bigote n’a rien du paradis libertaire que promeut SI à travers son discours moralisateur et bien-pensant.
Lâcheté morale :
Ce principe moral tout à fait défendable, certes, cache bien souvent une incapacité à défendre des convictions. En premier lieu, on peut se désoler que cette ouverture soit unilatérale. On pourrait très bien imaginer qu’Halima Aden, grande prêtresse du voile depuis ses débuts, décide de prendre la pose devant les objectifs de SI parée des mêmes atours que ses collègues occidentalisées… On peut rêver. Dans ce sens, le mélange n’existe que sous certaines conditions savamment dictées. Ici le hijab. Ailleurs le halal et si possible à l’autre bout du magasin (voir tweet ci-contre).
C’est là le principe des sociétés multiculturelles. L’ouverture à l’autre à la sauce occidentale est bien souvent l’occasion de s’offrir une bonne conscience en oubliant délibérément le sens profond de ce pourquoi l’on milite. Le hijab est un outil culturel, religieux et maintenant politique d’asservissement des femmes. En associant une mannequin vêtue d’un hijab recouvrant presque totalement son corps et des femmes en bikini ou topless, SI semble tenter de faire croire à une équivalence des valeurs. Ce relativisme est la marque d’une civilisation qui ne croit plus en ses principes si tant est qu’elle n’ait pas oublié ces derniers, et qui par conséquent, est incapable de les défendre. Sa faiblesse affichée n’est alors défendable que par la prétention à l’ouverture et à un humanisme qui n’est rien d’autre qu’un reniement de soi. Bref, le paroxysme de la lâcheté.
Halima Aden a indiqué que sa présence dans Sports Illustrated « était un message adressé à sa communauté ». Non, sa présence est bien davantage un message (de plus) adressé à l’occident à travers ce qui ressemble à une nouvelle trahison des valeurs au nom du vivre-ensemble et à un appel à de nouvelles reculades toujours plus spectaculaires (un exemple : récemment, on apprenait qu’il n’y aura plus de champagne pour le vainqueur de la Coupe d’Angleterre de football par respect pour les musulmans…). « Les Hommes sont ainsi faits qu’ils méprisent ceux qui les ménagent, et qu’ils respectent ceux qui ne leur concèdent rien » disait Thucydide. Le mépris suscité ne peut être qu’abyssal.
Egophilie, quand tu nous tiens :
Sur son compte Instagram, Halima Aden écrivait sous un de ses posts : « Ne te change pas toi-même, change les règles du jeu ». D’aucuns y voient un progrès, le triomphe de l’individualisme. J’y vois pour ma part le refus arrogant de la civilité. Cette manière de se moquer du collectif en affirmant la primauté de sa personne a quelque chose de gênant. Je pense tout au contraire qu’il FAUT se changer et respecter les règles du jeu (dans une certaine mesure évidemment). L’être humain n’est pas un diamant taillé par essence et Halima Aden ne fait guère exception. Surtout s’agissant d’une pratique dont le sens, si tant est que l’on ôte ses œillères pour le saisir dans toute sa substance, est contraire à certaines valeurs indépassables, même au nom de l’ouverture à l’autre. La modernité est marquée par le refus de l’aliénation à la culture et par l’affirmation du corps individuel sur le corps social. Au nom de cette affirmation, nous assistons à une ré-aliénation à la religion ou à la culture au nom du libre-choix (Halima Aden porte le hijab volontairement ou par loyauté à sa communauté contrairement à Ashley Graham ou l’athlète paralympique qui posent dans le même magazine mais qui ne sont pas responsables de ce qu’elles sont. Là est toute la différence et met en lumière la responsabilité du magazine dans le choix de faire poser une mannequin vêtue d’un hijab). Sports Illustrated légitime, au nom de la liberté individuelle, une forme de servitude volontaire.
Dans une interview, elle déclare : « Je n’arrête pas de penser à moi, âgé de six ans, qui vivait dans un camp de réfugiés dans ce même pays. […] Donc, grandir pour vivre le rêve américain et revenir au Kenya pour un magazine de mode dans les plus belles régions du pays, je ne pense pas que ce soit une histoire que quiconque puisse inventer ». Quitter un pays en tant que réfugiée mais en garder précieusement ce qui pouvait être l’objet même de son départ est chose curieuse. Halima Aden vit donc son rêve américain affublé de ses chaînes communautaires. C’est une notion étrange du rêve américain, syntagme parfait s’il en est d’un monde où tout est possible, y compris d’être libre.
Le hijab, cette imposture féministe :
Pour finir, cet événement est le symbole d’un féminisme totalement divers et désuni. Entre les pionnières de la lutte en France (Badinter, Agacinsky…) et les intersectionnelles d’aujourd’hui (Rokhaya Diallo, Yamina Tadjeur…), il y a un monde et une guerre sans merci entre les premières, qui pourfendent un vêtement communautaire doublé d’un outil d’aliénation et de soumission des femmes, et les secondes qui prônent la liberté de se vêtir selon ses envies et ses croyances. Mais quelle liberté quand on a le choix entre figurer la femme prude et loyale à sa communauté d’un côté, et passer pour la catin libertine et traîtresse de l’autre ? Aufeminin.com a choisi son camp et dresse un portrait dithyrambique de la mannequin voilée. « Si vous essayez de gommer vos différences pour devenir comme les autres, vous avez tout faux » nous dit-elle. Et Aufeminin.com d’approuver franchement. En réalité, Halima Aden est d’un conformisme parfait. Elle revendique sa liberté mais porte fièrement ses chaînes communautaires. Elle peut distribuer les leçons de morale autant qu’elle veut. Le courage qui aurait marqué sa singularité aurait été tout au contraire de prendre exemple sur ces femmes, en Iran et ailleurs dans le monde musulman, qui ôtent leur voile au péril de leur vie. A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
Victor Petit