La franchise, cette qualité à géométrie variable

Temps de lecture : 10 minutes.

    Il y a une quinzaine de jours, je commençais un nouveau travail. Lors de cette première journée, je rencontrais ceux qui devenaient mes nouveaux collègues. Chacun se présenta à tour de rôle et me questionna fort brièvement. Très vite, les uns après les autres, ils ne manquèrent pas de vanter leurs qualités comme si j’avais la charge de les recruter. A mes yeux, trois d’entre eux se distinguèrent. Non pas qu’ils me firent meilleur effet que les autres ou, au contraire, qu’ils me parurent médiocres. En réalité, ils se distinguèrent par la première chose qu’ils me dirent et qui ressemblait à peu près à ceci : « Tu sais, moi je suis cash. Je dis les choses. Je suis quelqu’un de franc. Ça plaît ou ça plait pas, c’est pareil. Je suis entier. » En premier lieu, je me méfie de quelqu’un qui affirme au marteau une de ses qualités comme pour mieux se persuader qu’il possède celle-ci. A l’instar du chef qui ne ressemble jamais moins à un chef que quand il ne cesse de rabâcher qu’il est chef. Ensuite, j’ai tendance à penser que le type sincèrement entier ne fait pas le commerce de sa franchise, au même titre que le vrai généreux est celui qui donne dans le silence de l’anonymat. Etre franc, être cash, être aveuglément sincère est devenu la première des qualités en ce que cela signifie l’ultime affirmation de soi aux yeux du monde. Mais la franchise est-elle vraiment une qualité ? N’est-elle pas, à certains égards, une forme de négation de ce qu’on appelle la civilité, laquelle peut tout autant être considérée comme une vertu morale ? A travers ces lignes, je vais émettre quelques bémols.

L’ère de l’Individu-Roi :

         La valorisation contemporaine de la franchise en tant que qualité suprême est assez récente. Mais le processus qui a conduit à cette valorisation prend sa genèse il y a plusieurs siècles, au XVIIIème, celui des Lumières. Emmanuel Kant définit les Lumières comme suit : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Volà la devise des Lumières ». Le processus de sécularisation qui s’enclenche dessine alors les contours d’une forme d’autonomisation de la pensée dont l’apogée s’inscrit dans la Révolution Française et ses diverses conséquences (déclaration des Droits de l’Homme etc.). Ce principe d’autonomisation de la pensée libère l’individu du carcan religieux aliénant et oppressif. La culture conserve sa tradition judo-chrétienne mais se laïcise. L’Homme gagne ses galons d’individu libre et autonome bien que toujours attaché à une forme d’autorité spirituelle supérieure incarnée par la nation. La conscription en était l’exemple le plus marquant. Peu à peu, la nation et la culture ne sont plus considérées comme des repères identitaires mais davantage comme des liens qui empêchent les individus d’être pleinement libres car les contraignant à se conformer à une morale commune. Mai 68 est la suite logique de 1789 et figure la prise de pouvoir de l’individu sur le collectif. L’individu devient son propre horizon, la seule cause qui le dépasse. Cette destruction totale des idéaux spirituels communs qu’incarnaient la religion chrétienne et la nation ont consacré l’avènement du libéralisme-libertaire en faisant de l’Individualisme le seul et unique idéal. Bienvenue dans l’ère de l’Homme-Narcisse, ainsi que l’avait brillamment nommée Christopher Lasch. Cette ère qui n’est rien d’autre que celle de l’Individu-Roi, de la tyrannie du désir et du plaisir immédiat. Cet Individu-Roi désormais libre d’exprimer son potentiel de consommation autant que de s’affranchir des codes qui dictaient sa conduite. Cette culture et cette morale qui étaient autant de chaînes oppressant les Hommes sont désormais honnies. L’Individu-Roi peut libérer sa singularité de manière parfaitement décomplexée et faire fi du collectif, c’est désormais elle qui règne en maître et dicte sa conduite bien avant toute forme de civilité. L’individu prime sur la morale et sur toute règle de vie en société et ce quelques soient ses qualités et surtout ses défauts. Rien ne doit le contrarier, lui et son égo. Ainsi, cette exaltation de la franchise comme une formidable qualité n’est rien d’autre qu’un mépris de la civilité et des règles élémentaires de courtoisie en parfaite conformité avec l’ère de l’Individu-Roi.

    Mais contrairement à ce que l’on peut penser, la civilité n’est pas cette contrainte aliénante qui nous prive de notre humanité mais, tout au contraire, elle est la condition de celle-ci. Comme le dit François-Xavier Bellamy dans Demeure : « L’Homme est par nature un être de culture ». Cette idée va à l’encontre de la thèse de Jean-Jacques Rousseau selon laquelle l’être humain est bon par essence. Selon Rousseau, c’est précisément la culture (et notamment la civilité) qui pervertit l’Homme et le rend mauvais. D’ailleurs, Rousseau se réjouirait probablement du sacre de l’Individu-Roi. Mais Rousseau a tort. L’Homme est un être de médiation. Dépourvu de culture, il ne s’exprime que par la violence et se montre incapable de la moindre empathie. L’étude des enfants sauvages a largement montré à travers les siècles que le défaut de médiation de la culture génère tout au contraire un rejet de l’autre et une incapacité à vivre en société. Donc pour devenir ce qu’il est, à savoir un être humain, l’Homme doit changer ce qui le rattache à son animalité. Il doit apprendre à maîtriser ses passions, à considérer son prochain avec bienveillance, à le ménager et ce au prix d’une forme de reniement de soi. Etre franc, être cash, être entier en toute circonstance n’est pas une qualité mais une affirmation inélégante de son égo aux dépends d’autrui, autant qu’une négation de son humanité et ce, de manière hypocrite, au nom de la liberté individuelle.

La morale, cette valeur déligitimée :

        Cette valorisation irraisonnée de la franchise par l’Individu-Roi n’est rien d’autre qu’une négation de la culture, donc de la morale. Cette morale, désormais perçue comme une contrainte non légitime est d’ailleurs remplacée par le Droit dont la toute-puissance devient le seul et unique cadre définissant la vie en société. De nombreuses questions sociétales contemporaines démontrent parfaitement cet état de fait comme celle que pose le sujet très polémique du voile islamique. Nombreux (tous ?) sont les défenseurs du voile islamique à invoquer la liberté des femmes de le porter du fait qu’aucune loi ne l’interdit. « Le cadre, c’est la Loi » disait Clément Viktorovitch, politologue au micro de l’émission L’heure des pros. Tout le problème contemporain français réside dans cette phrase qui résume parfaitement ce qu’on appelle « Etat de Droit », soit cette considération que la Loi est supérieure à la morale, et que ce qui n’est pas interdit est, de fait, parfaitement autorisé. Or c’est précisément l’inverse. La morale supplante le Droit. Prenons un exemple concret. Un ami me lance un défi et me propose deux mille euros pour me balader dans la rue vêtue d’un costume nazi. Je refuse. Mais je ne refuse pas en raison de l’amende de 1500 euros pour « port d’un uniforme rappelant celui porté par les membres d’une organisation criminelle » (article R645-1 du Code Pénal). Non, je refuse en premier lieu parce que l’idée même de porter un insigne nazi heurte ma conscience et qu’au nom de la morale, je risquerais de heurter tout autant celle d’autrui. Il en va de même du meurtre et de toute autre pratique criminelle ou délictueuse. Je refuse de tuer non parce que c’est interdit par la Loi, mais parce que la morale m’en empêche bien avant le Droit. La morale est cette instance suprême qui régit la vie en société au nom d’un principe supérieur qui est le Bien. Ce n’est pas un hasard si Dostoïevski écrivait dans Les Frères Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », Dieu incarnant la morale supérieure au Droit. La sécularisation de nos sociétés occidentales n’a guère empêché la morale de perdurer, fort heureusement. Et l’on ne vole pas son prochain car c’est immoral, non parce que la Loi l’interdit. Cette Loi qui n’interdit pas d’être pingre, veule, couard, impulsif ou hypocrite, mais qui doit donc nécessairement se doubler de la morale pour réprimer ces comportements. En d’autres termes, la première contrainte que l’on respecte est celle que l’on se fixe. S’agissant du voile dont nous parlions précédemment, la question n’est pas de savoir si le porter est interdit ou autorisé. La question est de savoir si le porter est moralement juste ou non (ce qui revient à s’interroger sur son sens profond et à le regarder avec courage et lucidité…). L’Etat de Droit propose un mirage d’égalité mais demeure inévitablement incomplet sans son corollaire, l’idée d’ « Etat de morale ». Tacite ne s’y trompait pas, lui qui écrivait que « quand un peuple n’a plus de mœurs, il fait des lois »… La prévalence du Droit sur la morale est une manière pour l’individu de sous-traiter la responsabilité de la contrainte à une entité externe à lui-même. Ainsi, son ego peut être ménagé et ses passions libérées.

         Plus haut, nous avons montré que l’époque contemporaine consacre la primauté de l’individu sur le collectif à travers sa liberté pleine et entière, qui lui est désormais octroyée, d’être et d’exprimer ce qu’il est de manière parfaitement décomplexée. Au paragraphe précédent, nous avons vu que l’Etat de Droit – qui n’est rien d’autre que l’application juridico-politique du principe de sacralité de l’individu aux dépends du collectif – a infériorisé la morale dont le caractère contraignant et illégitime est considérée comme une atteinte à la liberté de s’exprimer de l’Individu-Roi. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la franchise soit désormais exaltée en tant qu’elle est n’est plus une forme filtrée d’honnêteté, mais davantage une affirmation de soi dénuée de tempérance. Or la franchise n’est une bonne chose que lorsqu’elle se plie aux contraintes de la civilité.

         Faisons-ici une petite digression. On pourrait s’étonner d’un propos qui rendrait compte d’une disparition de la notion de morale dans un pays tel que la France (voire à travers la civilisation occidentale) au sein de laquelle la dictature de la pensée unique règne  depuis plusieurs décennies. Le contexte est effectivement paradoxal. Il y a d’un côté ce qu’on peut appeler la « tyrannie du bien » qui se traduit par ce que Roger Lichtenberg Simon appelle le « narcissisme moral » – c’est à dire la conviction revendiquée d’oeuvrer pour le bien d’autrui et pour un meilleur avenir – et le politiquement correct, soit le clivage entre les progressistes et les conservateurs qui instaure une dictature du bien-penser et une forme de néo-puritanisme. Et il y a de l’autre une extension infinie du domaine du droit, lequel se substitue à la morale, et qui permet cette libération du potentiel égoïste et narcissique de l’Individu-Roi. Pour donner deux exemples ; nous avons d’un côté la condamnation de toute pensée subversive sur des sujets tels que le féminisme, le racisme ou encore le dérèglement climatique, et de l’autre le rejet de toute morale s’agissant de la PMA pour toutes, de la GPA ou encore de la question du voile islamique au nom de l’égalité des droits et de la sacro-sainte liberté entière des individus. La disparition de la civilité s’inscrit dans ce paradoxe.

La civilité n’est-elle pas une forme d’hypocrisie ?

       C’est un argument fréquemment cité par ceux qui avancent la franchise comme la qualité des qualités. Ne pas dire pleinement ce que l’on pense serait une forme de mensonge et d’hypocrisie. Il y aurait, dans le refus de faire acte de franchise en permanence, une forme de spéculation hypocrite sur l’intérêt qu’il y aurait à ne pas dire la vérité. Cette suspicion rejoint celle formulée à l’égard de la galanterie, perçue de nos jours comme du « sexisme bienveillant ». Or voici ce que dit Alain Finkielkraut à propos de la galanterie : « la galanterie est ce semblant, ce léger mensonge, ce presque rien qui pimente l’existence et qui la civilise ». Faire preuve de tempérance dans l’exercice de la franchise, c’est la même chose. Etre franc en toute circonstance ne relève pas de la sincérité mais bien plus de la malveillance par négligence de l’autre. Bien sûr, on ne dit pas tout ce que l’on pense. Et qui dirait toutes ses pensées causerait le mal et s’isolerait (je renvoie à l’hilarant sketch canadien intitulé La photo du bébé, disponible ici). On peut parfaitement arranger la vérité, tempérer ses propos afin de ménager l’autre dans sa susceptibilité. Je ne vais pas dire à mon hôte que le vin qu’il a apporté pour le dîner est imbuvable. Je le dirais éventuellement au sommelier d’un restaurant parce que le rapport qui nous lierait serait uniquement commercial. Mais je ménage celui ou celle qui m’offre une bouteille par plaisir, parce que nos relations sont basées sur la bienveillance. Je ne vais pas faire remarquer à un collègue qui me prête sa voiture et qui me demande ce que je pense de celle-ci qu’elle est inconfortable. En revanche, je le dirais sans filtre au vendeur qui me ferait essayer un véhicule dans l’espoir que j’achète celui-ci.

       Bref, la franchise n’est pas davantage une qualité qu’un défaut lorsqu’elle est pratiquée sans mesure. Affirmer être franc et entier de façon péremptoire, en toute circonstance, c’est nier précisément ce qui fait l’être humain, c’est-à-dire la civilité nécessaire à la vie en société. De sorte que quiconque affirme être franc est soit un menteur, soit quelqu’un à fuir.

Victor Petit

1 commentaire

  1. J’avais vu le titre de ton article et je savais qu’il me plairait. Ca m’a fait penser à une discussion que nous avions eue, où nous étions tombés miraculeusement d’accord (blague) sur le fait de dire ou de ne pas dire que nous avions trompé. Toi et moi avions cette même vision concernant le fait d’aller voir ailleurs. L’autre ne doit pas l’apprendre. L’aimer, c’est le préserver de souffrances inutiles qui remettraient en question sans doute sa confiance en lui. La plupart des gens confessent à leur partenaire qu’ils l’ont trompé parce qu’ils n’ont pas le ventre de garder le secret, de vivre avec leur culpabilité. L’acte en lui-même, ne regarde probablement pas la personne trompée. Le choix de passer à l’acte est individuel, de même que doivent en être les conséquences.

    Quand j’ai appelé maman il y a deux jours, elle m’a dit que ton article était super ! Je n’ai pu prendre le temps de le lire, qu’aujourd’hui. Boujou bien ❤

    Le Sume

    Aimé par 1 personne

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