C’était mieux avant ?

Temps de lecture : 8 minutes.

            Voilà une formule particulièrement clivante. Les uns la revendiquent, invoquant une société contemporaine anomique, individualiste, sevrée de tout idéal et dont les repaires ont été déconstruits un à un. Les autres l’exècrent, tout comme ils exècrent les premiers qu’ils traitent de conservateurs, sinon de réactionnaires, et se félicitent que les carcans identitaires de la vieille France soient tombés tout en considérant le jour d’après comme béni par essence. Il y a là une première fracture de taille. Les premiers, ont une tendance naturelle à observer le futur comme le marin attend inexorablement l’orage. Les seconds, plus optimistes, considèrent benoitement que la flèche du temps avance toujours vers le meilleur. Si « le pessimiste est un optimiste bien informé », selon le bon mot de Tarkovski, l’optimiste, lui, est un pessimiste qui s’ignore en ce que le culte qu’il voue au futur le condamne irrémédiablement à honnir le présent et à ne jamais s’en satisfaire. Si toute minute qui s’écoule est un pas vers le progrès, dès lors, toute minute qui s’est écoulée était de moindre valeur que celle qui lui succédait. Et ainsi de suite. Encore et toujours. Le progressiste est ainsi condamné à attendre du temps qu’il passe, inlassablement, afin d’avancer toujours plus vers un idéal qu’il méconnaît car il ne s’est jamais donné la peine de le définir. Idée tout à fait saugrenue qui n’est pas sans rappeler le paradoxe d’Achille et la Tortue, imaginé par Zénon d’Elée. Achille fait la course avec une tortue, laquelle part avec une avance de cent mètres. Malgré sa rapidité, Achille ne rattrapera jamais la tortue. Car quand il aura atteint le point de départ de la tortue, celle-ci aura avancé. Si bien que quand Achille aura enfin atteint le point ou la tortue était quelques instants auparavant, le lent animal aura repris de l’avance. Et cætera. Et cætera. Le progressiste, c’est Achille. Son idéal, c’est la tortue. Son drame, c’est la course…

Argument d’autorité :

              J’ai eu l’idée de ce thème à la lecture d’un article de Pierre-Antoine Delhommais dans Le Point intitulé « Les Trente (pas si) Glorieuses ». Sans entrer dans les détails, l’idée de ce texte est de proposer une critique de l’éloge des temps anciens en comparant, statistiques et chiffres à l’appui, les années 2010 et la période 1945/1973. De prime abord, la démonstration de Delhommais est implacable. La pauvreté a reculé. Le nombre d’heures travaillées a nettement baissé et permis l’émergence d’une société des loisirs. L’espérance de vie a augmenté tout comme le taux d’équipement en biens ménagers. Contrairement aux idées reçues, les prix ont largement baissé. La solidarité semble s’être accrue et le monde entier est toujours plus accessible. Bref, on vivrait mieux maintenant que par le passé. Or cette idée du bonheur réduite au simple confort matériel me paraît très simpliste, bien que parfaitement cohérente en ce qu’elle révèle ce qu’est devenu le mode de vie occidental : une civilisation déculturée, dénuée de toute transcendance dont l’idéal de vie réside dans la consommation. Ce n’est pas un hasard si l’on nous donne régulièrement des nouvelles du moral des français par le biais de leur capacité à consommer.

Fausse route :

        Considérer que le bonheur se lit à travers des statistiques illustrées par des camemberts et des diagrammes à bâtons est une idée tout à fait saugrenue. Car cette idée fait fi d’une caractéristique prépondérante chez l’Homme : son caractère spirituel. Or, tous ces chiffres, toutes ces études et enquêtes ne disent à peu près rien de ce par quoi l’Homme doit passer pour accéder au bonheur au-delà du confort matériel ; un besoin de transcendance qui s’articule autour d’une croyance en une religion, dans des valeurs ou dans un idéal (le Telos d’Aristote dont nous reparlerons) ; un besoin de filiation dans une communauté humaine qui se caractérise par le respect inconditionnel de l’héritage culturel laissé par les générations de femmes et d’hommes qui nous ont précédés ; le besoin de repères moraux, philosophiques et politiques par le rigoureux enseignement de l’Histoire ; enfin le besoin d’identité qui se traduit par l’affiliation à une nation et la médiation d’une culture. De nos jours, ces quatre éléments sont mis à rude épreuve dans une société qui considère que tout se vaut, que la culture est un bagage discriminant dont il faut se délester, que l’Histoire ne se lit qu’à l’aune des critères moraux anachroniques qui sont les nôtres aujourd’hui et que la quête identitaire doit être déconstruite – selon la formule consacrée – au profit d’une identité universelle, no border et fluide. Partant de ce constat, il est tout à fait préférable de persuader les peuples que le bonheur n’est que matériel. Mais à travers la négation du caractère spirituel de l’Homme d’une part, et l’idée que le bonheur n’existe que dans un futur indéterminé de l’autre, ces mêmes peuples – que le progressisme accuse volontiers de grincherie – revendiquent fort légitimement un sentiment de malaise. Ce malaise se traduit par une sensation de vide causé par une dépossession du sentiment d’appartenance à une culture et à une nation ; sentiment désormais assimilé au mieux à la ringardise, au pire au racisme, au fascisme et autres stupidités de cet acabit. Or l’appartenance à une culture et à une nation permet de définir précisément ce que l’on est par opposition à ce que l’on n’est pas. Cette dialectique est la condition de la détermination de soi. Je suis tant par ce que je suis que par ce que je ne suis pas. Voilà pourquoi il est important de ne pas dépouiller l’Homme de son appartenance à une patrie et sa culture. Ce que Jaurès avait parfaitement compris, lui qui disait qu’ « à celui qui n’a rien, la patrie est son seul bien ». Ce que contestent précisément les gauchistes contemporains qui ne manquent pourtant pas de se revendiquer de lui.

« La vie écrit au crayon. La mort passe la gomme. » Christian Bobin

             En réalité, ce petit texte (qui introduit un développement à travers plusieurs articles) n’a pas pour vocation de déclarer de façon péremptoire que c’était mieux avant. Ni les progressistes, ni les conservateurs ne peuvent tantôt infirmer, tantôt confirmer cette assertion. La sensation qui est la mienne est que nous comparons des choses qui ne sont pas comparables. A titre d’exemple, l’on se gausse d’une espérance de vie qui a augmenté considérablement. Mais lorsque l’on mourrait en moyenne à 50 ans, nous n’envisagions même pas la possibilité de vivre jusqu’à 90. Pour autant, étions-nous malheureux ? Rien ne permet de l’affirmer puisque l’on ignorait précisément qu’on pourrait vivre, un jour, presque centenaire. Et pourtant l’on vivait. Sommes-nous  aujourd’hui malheureux parce que l’on envisage l’idée que dans un siècle peut-être, notre espérance de vie sera riche de cinquante années supplémentaires ? Ici, deux réponses sont possibles en fonction de deux philosophies opposées. La première, d’essence plutôt conservatrice considère qu’une vie bonne compte davantage qu’une vie longue. Cette idée, on la trouve chez Socrate, dont Platon tire le propos suivant dans Gorgias : « Vivre le plus longtemps possible, un homme digne de ce nom ne doit pas s’en soucier ». La seconde réponse nous est proposée par le progressisme. Elle nous enseigne cyniquement que oui, nous ne pouvons qu’être malheureux puisque l’allongement de la durée de vie est une condition sine qua non du progrès et du chemin interminable vers le bonheur. Cette vision matérialiste de la vie conduit à une frustration générée par un sentiment d’incapacité d’accéder à un bonheur qui n’est en réalité que statistique.

Comparaison n’est pas raison :

            Aussi stupide est l’idée de comparer la mortalité infantile à celle du passé. Perdre un enfant fait figure de douleur ultime aujourd’hui. Quelques siècles auparavant, s’il est vraiment nécessaire de remonter jusque-là, les enfants n’avaient d’autres valeurs qu’utilitaires, quand on leur reconnaissait de la valeur… Montaigne était incapable de se souvenir du nombre d’enfants qu’il avait eus. Quant à Rousseau, il se vantait d’avoir placé ses cinq rejetons à l’Assistance Publique (ce qui ne manque pas de piquant s’agissant de l’auteur d’un des plus célèbres traité d’éducation…). Ce qui nous choque aujourd’hui résultait à l’époque d’un rapport tout à fait différent à l’enfance. D’ailleurs, sans aller jusqu’à de si cinglantes conséquences, l’enfant a longtemps été considéré comme incapable d’être heureux car dépourvu d’enseignement, donc proprement imparfait. Cette idée chère à l’Antiquité grecque nous est d’ailleurs transmise par Aristote qui considère, dans L’éthique à Eudème, que plus l’on vieillit, plus l’on a de chances d’être heureux. Ainsi l’on respectait davantage les personnes âgées en raison de leur état d’Humains accomplis. Aujourd’hui, nous avons complètement inversé cet idéal aristotélicien et considérons que le bonheur, c’est d’être jeune et de le rester. Or que dit une société qui fait de la jeunesse son idéal ? Elle dit que la vie commence par le meilleur, et s’enfonce inexorablement vers les abysses à travers une longue déchéance (est-ce à ce moment que l’on doit se réjouir de vivre plus longtemps ?). Elle dit également que l’état d’imperfection de la jeunesse – caractérisé par un défaut d’expérience et un déficit de culture – est l’état parfait. On le constate tous les jours par cet impératif de prosternation exigé à l’endroit de Greta Thunberg. Mais en dépit de ses discours convenus et creux, la jeune suédoise recoure qu’elle le veuille ou non à la science et à la conscience de celles et ceux qui ont reçu une culture et un enseignement (c’est-à-dire des vieux) qui leur permettront de mettre en place les solutions concrètes que Sainte-Greta est fort logiquement incapable de concevoir précisément en raison de sa jeunesse.

*

         Bref, il est aussi complexe de décréter de façon péremptoire que ce n’était pas mieux avant, que de fantasmer un passé perdu. En réalité, nous avons toujours tendance à comparer des époques en faisant fi de leurs contextes historique, philosophique, économique, social et culturel. Or la seule question qui vaille est celle du sens que nous voulons donner à la société, et celle de la fin vers laquelle nous entendons cheminer. La fin est un but autant qu’une limite. Sans la définition de cette fin, nous serons condamnés à nous mouvoir éternellement. Sans but, le mouvement est davantage une errance qu’un voyage. Si je ne puis dire de façon tout à fait certaine que c’était mieux avant, je dis le plus sereinement du monde qu’il y a de quoi trouver du mieux, sinon du bien dans les siècles passés. Une capacité à construire un idéal et à rêver une ambition collective. Une capacité à penser l’Homme comme un être spirituel qui s’inscrit dans une chaîne humaine, non comme un simple individu dont l’horizon indépassable réside dans son désir de consommer. Et enfin une capacité à définir des valeurs, à les aimer et les défendre en faisant fi du plus lâche relativisme. A travers ce thème, je vais aborder plusieurs sujets comme la culture, l’art, la sécurité, la liberté ou encore la justice que j’étudierai tant à la lumière d’aujourd’hui qu’à celle du passé. Certains humeront très tôt le parfum rance (ou non) du conservatisme. A ceux-là, je leur rappellerai a priori que le conservatisme, selon le mot fameux de Benjamin Disraeli, Premier Ministre anglais à la fin du XIXème siècle, c’est « conserver ce qui vaut et changer ce qu’il faut »

Victor Petit

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