Temps de lecture : 5 minutes
En ce vendredi 29 novembre, personne n’est passé à côté du « Black Friday ». Impossible d’échapper à ce déluge de prospectus dans nos boîtes aux lettres, aux mails sur nos ordinateurs ou encore aux textos annonciateurs de promotions miraculeuses à l’occasion de cette pratique commerciale tout droit venue des Etats-Unis. Mais pour la première fois, le Black Friday a fait l’objet d’une cinglante remise en cause ; sur Twitter avec le hashtag « Blockfriday », mais également dans de nombreuses villes d’Europe, notamment en France, entre blocages de centres commerciaux, grèves et manifestations par des activistes principalement de gauches et écologistes. Delphine Batho, Présidente de Génération Ecologie avait même déposé, quelques jours avant ce vendredi, un amendement visant à considérer les publicités du Black Friday comme des pratiques commerciales abusives. Deux points suscitent l’ire des contempteurs du Black Friday dont l’un est la conséquence de l’autre : la pollution de la planète liée à la surconsommation.
*
Je vais être clair. Je partage totalement ce rejet de ce qui ressemble à une orgie consumériste planétaire. Je répugne à l’idée qu’à l’aube de 2020, l’horizon indépassable de l’être humain occidental réside dans ces futilités mercantiles et promotionnelles comme dans ce délire jouisseur et narcissique qui le conduit à acquérir, par frustration et vanité, les dernières nouveautés qui sont pourtant condamnées d’avance par l’obsolescence programmée et les effets de mode. Je n’accepte pas que cette culture de l’hédonisme irraisonné ne puisse le mener qu’à l’insatisfaction dépressive à la faveur de cet impératif catégorique qu’est devenu la destruction créatrice chère à Schumpeter, et qui rend tout objet désuet dès l’acte d’achat. J’exècre tout autant le potentiel chaos écologique de ce grand délire qui conduit tout autant nos sociétés à l’individualisme qu’à l’anxiété et à la frustration.
Mais, je dois avouer que je ne peux que rire devant ce qui tient d’une belle ironie. Car en réalité, ceux-là même qui manifestent contre les excès insupportables du consumérisme en sont, du fait même de leur idéologie, les apôtres les plus brillants. En dénonçant la culture de la consommation qui serait prônée par les multinationales (avec principalement Amazon dans le viseur) et qui conduirait à aggraver les problèmes de pollution, ces militants de gauche-écolo confondent cause et conséquence. Et le plus grotesque étant qu’ils sont la cause même de ce qu’ils abhorrent.
*
D’une part, les multinationales n’ont pas créé la consommation de masse comme le pensent naïvement les Robespierres d’opérette qui bloquaient les Apple Store et les grands magasins. C’est bien plutôt la libération des instincts jouisseurs, hédonistes et consuméristes qui a permis l’avènement des multinationales. Amazon n’était qu’un obscur projet lancé par Jeff Bezos dans son garage il y a 25 ans. La députée « insoumise » Manon Aubry a tort de « dénoncer un modèle de surconsommation imposé par les multinationales ». Son raisonnement est parfaitement simplet et se double d’un mauvais diagnostic.
D’autre part, Manon Aubry ne devrait pas faire l’économie d’une certaine auto-critique de la gauche qu’elle incarne. Une gauche bourdieusienne, déconstructrice des valeurs traditionnelles considérées depuis Mai 68 comme des aliénations – même si le terreau idéologique se situe dans le rationalisme des Lumières. Car ces valeurs traditionnelles, rejetées par la gauche en ce qu’elles étaient observées comme des entraves à la liberté des individus, étaient en réalité les meilleurs remparts à cet individualisme jouisseur et consumériste. Ces valeurs, d’inspiration chrétienne, refrénaient ontologiquement la possibilité d’une domination du marchand par une éthique de la vertu, de l’ascèse (on ne consomme que ce dont on a besoin), de l’économie au sens premier du terme ainsi que de la permanence (les produits sont conçus pour durer comme la fameuse ampoule d’une caserne de pompier de Los Angeles qui fonctionne depuis bientôt 120 ans, mais ils sont aussi conçus pour être réparés afin d’être transmis), du bon sens (on ne consomme que des fruits et légumes de saison), de la capitalisation pour les générations futures ou encore de la satisfaction différée. Ainsi, nos grands-parents sont parfaitement incapables de comprendre pourquoi nous troquons un smartphone qui fonctionne pour un autre qui remplit peu ou prou les mêmes fonctions, avec toutefois quelques fonctionnalités supplémentaires. Ils ne comprennent pas davantage les parents qui achètent une bicyclette flambant neuve au petit dernier, séduits par le marketing, alors même que le vélo du grand-frère trône toujours, intact, dans le garage. Par l’entremise d’une spiritualité qui avait peu à peu confiné à la tradition, aux coutumes et aux mœurs, ces valeurs constituaient autant de garde-fous contre les maximes prônées par les déconstructeurs de gauche : jouir sans entrave, l’immédiate profitabilité du « tout, tout de suite », l’impératif de satisfaction des désirs individuels, le primat de l’individu sur le collectif, le jeunisme etc.
*
Ce renoncement à toute forme de spiritualité ou de tradition par l’idéologie déconstructrice de gauche à eu pour effet de laisser seul l’individu face à ses pulsions, orphelin de tout précepteur immatériel que constituaient la tradition et la spiritualité. « Pour la première fois dans l’Histoire du monde, l’argent est seul face à l’esprit » écrivait Charles Péguy qui avait parfaitement pressenti ce qui allait advenir. Cette déconstruction des valeurs traditionnelles condamne l’Homme occidental à n’avoir plus pour idéal que la satisfaction totale du moindre de ses besoins, donnant ainsi naissance à la société du désir. Cette société du désir, engendrée notamment par le primat de l’individu sur le collectif, réduit notre vie à n’être qu’une suite d’actions intéressées à notre propre existence, sans la possibilité de nous inscrire dans une communauté humaine. Ce n’est pas un hasard si la solidarité s’effondre et si nos vieux meurent dans l’indifférence générale, comme lors de la canicule de 2003 où plusieurs semaines après son début, des centaines de corps n’avaient pas encore été réclamés (ce qui est également à mettre en perspective avec la préférence progressiste accordée au lointain face au prochain). Cet impératif de réussite le condamne à assumer un matérialisme cynique où il convient d’être à la page, dans le coup, dans le mouvement. « Si on n’a pas de Rolex à 50 ans, on a raté sa vie » disait le publicitaire Jacques Séguéla. Toute la brutalité, toute l’insolence de cette époque résident dans cette approche matérialiste absurde engendrée précisément par les valeurs pseudo-libératrices de la gauche progressiste, laquelle entendait émanciper les individus des carcans aliénants de la tradition, mais qui n’a fait que l’enfermer dans une autre forme d’esclavage. A cela, les valeurs conservatrices au sens propre du terme constituent une réponse à ce délire consumériste anxiogène et s’illustrent merveilleusement dans les écrits de Saint-Augustin : « Le bonheur, c’est continuer à désirer ce que l’on possède déjà » peut-on lire dans ses Confessions.
Hélas, ces valeurs traditionnelles sont honnies par la gauche progressiste, ce qui n’a pas manqué de conduire à leur déconstruction par de savants idéologues tels que Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Gilles Deleuze ou encore Michel Foucault, lesquels continuent de nous pourrir la vie plus de cinquante ans après. Cette gauche qui a manifesté hier contre le Black Friday est la parfaite idiote utile, incapable qu’elle est de proposer un projet alternatif qui ne passerait pas par la censure (d’où les blocages, grèves et manifestation). Cette méthode stupide n’est pas sans rappeler l’idée orwellienne qu’il suffirait de supprimer le mot « race » de la Constitution pour mettre fin comme par magie au racisme. Ou comment retirer une mauvaise herbe sans en arracher la racine.
*
Cette gauche progressiste a si peu conscience de ce que représente l’attachement à des traditions fortes et ancrées dans la mémoire collective, si peu conscience de ce qui fonde le bien commun et permet de réprimer les pulsions individuelles, si peu conscience que l’espoir qu’elle avait nourri dans la déconstruction de ces valeurs allait en réalité construire l’hydre consumériste et destructrice qu’elle a finit par engendrer et qu’elle exècre aujourd’hui. La gauche est le Docteur Frankenstein et cette hydre est sa bête. En dressant ce constat, on ne peut que penser à Bossuet : « Dieu se rit des Hommes qui pleurent les effets dont ils chérissent les causes ».
Victor Petit