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« L’Homme est par nature un animal politique ». Cette phrase d’Aristote, tirée du livre 3 des Politiques, est une assertion complexe à comprendre en apparence, mais finalement simple à décrypter. Que signifie-t-elle ? Pour faire simple, que pour que l’Homme devienne proprement humain, pour qu’il réalise sa condition humaine, il a besoin de vivre et d’agir en société. En tant qu’animal grégaire, il ne peut s’épanouir qu’à travers l’adhésion à une communauté et par la reconnaissance de celle-ci. Par ailleurs, point important du raisonnement d’Aristote, cette communauté devient l’outil de la transmission d’une culture qui va faire de l’Homme un être résolument humain, lequel devient alors plus que l’animal soumis à ses besoins et désirs qu’il était au moment de sa naissance. Ce besoin de reconnaissance constitue le premier besoin immatériel de l’être humain. Aussi, nous avons pu voir précédemment que la patrie et la nation constituent les paradigmes communautaires essentiels à la satisfaction de ce besoin fondamental.
Mais l’Homme n’est pas qu’un animal politique. Il est également un animal spirituel. Je n’entends pas spirituel au sens religieux. J’entends le terme spirituel dans son acception philosophique, c’est-à-dire par ce qui peut être pensé relativement à l’esprit et non à la matière. En quoi suis-je en mesure d’affirmer que l’Homme est un animal spirituel ? Je n’ai rien inventé. Cette idée est vieille comme le monde. Mais il me faut bien, avant d’étayer cette idée, esquisser un embryon de réponse. La première chose qui me vient à l’esprit est la suivante : l’Homme est probablement le seul animal capable de donner sa vie pour autre chose que lui-même, pour une cause qui le dépasse. Certains animaux, c’est acquis, ont bien le sens du sacrifice. Mais ce sens du sacrifice n’a jamais pour vocation de servir autre chose que la perpétuation de leurs systèmes grégaires ou de leurs espèces, ce qui relève par conséquent d’un calcul utilitaire qui, reconnaissons-le, tient quasi-exclusivement du seul instinct. L’Homme, en revanche, est capable de donner sa vie pour des idées. Pour le meilleur : la conquête de la liberté (le débarquement allié le 6 juin 1944), la conquête de l’égalité (la révolution française) ou encore le rejet de la servitude (la révolte des esclaves romains en 73 avant notre ère). Ou pour le pire : les guerres de religion, les génocides suprémacistes etc. On pourrait penser que les idées pour lesquelles l’Homme est capable de donner sa vie constituent des utopies qui, en réalité, confinent tout autant au calcul utilitaire que pour les animaux. Car l’objet de ce calcul utilitaire – même s’agissant du nazisme ou du communisme – réside dans l’espoir d’une vie meilleure, donc dans la préservation de l’espèce. Mais l’Homme est capable de plus que cela en ce qu’il peut également mourir, gratuitement, pour des convictions et des valeurs qui le dépassent en tant qu’individu. C’est le cas notamment lorsqu’il donne sa vie pour la préservation de son environnement. Et l’on peut penser à ce titre aux nettoyeurs de Tchernobyl ou encore de Fukushima, lesquels, pour beaucoup volontaires, se savaient pertinemment condamnés. C’est également le cas lorsqu’il fait le choix de donner sa vie en échange d’une autre. Et quel exemple récent plus remarquable que celui proposé par le sacrifice du Colonel Arnaud Beltrame lors de l’attaque terroriste de Trèbes ? Alors que rien ni personne ne l’y obligeait, Arnaud Beltrame avait alors fait le choix de risquer la mort au nom de valeurs plus grandes que sa condition de simple humain. Mais c’est également le cas, et c’est probablement plus marquant encore, lorsqu’il est prêt à mourir pour la défense d’un objet ou encore d’un monument considéré comme sacré. J’entends ici par sacré tout ce qui invoque et symbolise quelque chose qui dépasse l’Homme, qui touche au domaine du spirituel et s’oppose, par conséquent, à ce qui tient de l’utilitaire et du rationnel. De sorte que rester dans le domaine du spirituel implique que ce qui est sacré – donc ce qui figure le spirituel – ne peut être profané. Prenons l’exemple de l’incendie qui frappa Notre-Dame de Paris en 2019. Ce sinistre ne fit aucune victime. Il ne s’agissait finalement, si l’on s’autorise un raisonnement détaché, abrupt et rationnel, que de pierres et de poutres en bois. Pour autant, des hommes n’hésitèrent pas à mettre leurs vies en péril pour sauver le monument. Ce qui n’a choqué à peu près personne tant fort et commun est l’attachement à cet édifice, lequel, par les valeurs qu’il inspire et l’histoire qu’il incarne, se situe dans la sphère spirituelle, hors du monde profane (d’où son caractère sacré). Or quel symbole plus remarquable que celui-ci du caractère profondément gratuit que peut revêtir le sens du sacrifice de l’être humain ?
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En réalité, les exemples précédents montrent le caractère spirituel de l’Homme, en ce qu’il est capable de transcender sa condition pour des idées, des valeurs ou des convictions, lesquelles dépassent son instinct animal de préservation. Que cela signifie-t-il ? Cela signifie que si l’Homme était un être entièrement rationnel, il privilégierait toujours sa vie à ses idées, et ses intérêts à ses valeurs ou à ses convictions. En d’autres termes, jamais les pompiers n’auraient risqué leurs vies pour Notre-Dame de Paris. Peut-être même jamais l’on n’aurait trouvé des volontaires pour participer au travail de décontamination des sites de Fukushima et de Tchernobyl, ou jamais l’on n’aurait trouvé des pompiers, courant à une mort certaine, pour sauver des vies un certain 11 septembre 2001, lors des attentats du World Trade Center à New-York. Dépourvu de cette capacité à transcender sa simple existence pour une cause qui le dépasse, l’Homme est un être rationnel : il pense ses choix selon un ratio « coût sur bénéfice » qui exclut toute idée de sacrifice. De sorte que l’Homme rationnel que consacre notre civilisation occidentale, si l’on peut se féliciter qu’il soit autonome et pense par lui-même (ce qui demeure discutable), est un être dont le comportement et les choix n’ont pour seul but que la satisfaction de ses intérêts, ses besoins et ses désirs. La raison est la capacité de l’esprit à agir de façon logique, pratique et efficace. Ce qui implique, et cela peut paraître paradoxal, une manière de « pensée pour soi-même et uniquement pour soi-même » qui tient presque de l’instinct animal de survie (ce n’est pas un hasard si les citoyens des démocraties libérales votent en premier lieu pour eux, selon leurs intérêts et leurs besoins). D’une certaine manière, parce qu’il ne prend ses décisions que relativement à lui-même, l’Homme rationnel se rapproche bien plus de l’animal que de l’être humain. Dépourvu de spiritualité et de tout sens du sacré, la raison n’est plus raisonnable, mais rationnelle précisément. En revanche, pour l’Homme spirituel, le caractère profondément sacré de certaines de ses croyances ou de ses valeurs l’oblige au-delà de lui-même, et exige de lui un sens des responsabilités qui peuvent le conduire jusqu’au sacrifice de sa vie. Comment devenons-nous Arnaud Beltrame ? Non pas en agissant de façon rationnelle. Nous devenons Arnaud Beltrame en agissant de façon spirituelle, c’est-à-dire en se conformant à des valeurs auxquelles on croit et qui dépassent notre propre vie ; ce en quoi ces valeurs sont profondément sacrées.
L’exemple proposé par le sacrifice d’Arnaud Beltrame est bien évidemment aussi extrême qu’exceptionnel. Il illustre néanmoins que l’Homme spirituel est capable, pour une cause qui le dépasse, d’agir contrairement à ses intérêts. Ainsi, une société qui ne serait pas entièrement profane, et dont le sens du sacré serait préservé – par des rites, des fêtes, des traditions, des valeurs indépassables, un certain sens de l’absolu et le rejet du relativisme – verrait les individus qui la composent animés d’une spiritualité qui les conduiraient à l’hétéronomie et au dépouillement d’une partie d’eux-mêmes au service de la cause commune. C’est par le sens du sacré que les individus transcendent leurs intérêts personnels pour former un groupe, globalement uni, et tournés vers l’idée de bien commun. Sans sacré, le ressort du bien commun ne peut que casser, et n’être plus considéré alors par les individus que comme une oppression et une atteinte à leur liberté d’agir ou de penser. Le sacré est la condition de la vie en société en ce qu’il permet de sanctifier les axiomes qui rendent possible l’unité du peuple.
En somme, la spiritualité est ce qui transcende l’état de nature de l’Homme et le conduit à l’humanité, en ce que ses actions et ses convictions n’ont plus sa survie pour seule fin, mais davantage un idéal qui le dépasse. C’est ce que nous allons voir dès maintenant.
- Pour que l’Homme devienne proprement humain
J’ai déjà abordé ce point quelques lignes plus haut. Aussi vais-je me montrer relativement concis. L’idée est la suivante : à l’état de nature, l’Homme est un être proprement nu, décharné et désincarné que rien ne distingue des autres animaux. Il ne possède aucun attribut particulier. Il n’a ni griffes ni crocs pour l’aider à chasser, il n’a pas d’épines ou de poison pour le protéger des prédateurs, il n’a pas de pelage pour le garder du froid etc. En revanche, il est doué de cordes vocales et d’une langue qui lui permettent de communiquer. Pour ce faire, son cerveau est calibré de sorte qu’il puisse apprendre un langage, lequel lui permet de penser. Du reste, à l’état de nature, c’est-à-dire vierge de tout apprentissage, ses cordes vocales comme sa langue ou son cerveau ne lui sont d’aucune utilité. Pour penser, pour avoir conscience de lui-même, pour inventer son monde et instiller des valeurs à ce dernier lui permettant de vivre en société (entre autres), l’Homme doit recevoir une culture, c’est-à-dire un ensemble de codes, de principes moraux ainsi qu’un langage. Sans cette culture, sans cet enseignement fondamental qui va lui permettre d’exploiter ses capacités à raisonner (il n’y a pas de pensée ni de communication sans langage), à se définir une identité, à penser le monde qui l’entoure et, plus prosaïquement, à sortir de son état de nature, l’Homme n’est rien d’autre qu’un animal simplement destiné à subvenir à ses besoins. L’animal survit, l’Homme vit. Or pour vivre, l’Homme doit dépasser le stade du rationnel, de l’utilitaire bref du matériel pour accéder au domaine du spirituel, afin de penser son existence indépendamment de ses seules conditions matérielles de vie. Il est faux d’imaginer, à l’instar des philosophes contractualistes tels que Hobbes, Locke ou Rousseau, ou des philosophes matérialistes tels que Marx, que l’Homme est strictement le produit de ses conditions matérielles d’existence. La dignité, l’honneur ou encore l’altruisme ne sont nullement des vertus qui apparaissent par magie ou par le biais du progrès technique. Et l’on n’est pas nécessairement mauvais de ne pas posséder un lave-vaisselle. Le matérialisme est d’ailleurs, on le voit souvent de nos jours, prétexte au plus vil laxisme. Marx pense que « c’est la vie qui détermine la conscience ». Ce déterminisme matérialiste conduit l’Homme à n’être pas humain. Car ce qui fait la spécificité si caractéristique de l’être humain au regard des autres espèces, c’est d’être capable de s’extirper de son état de nature, c’est-à-dire d’animal mu par ses seuls impératifs biologiques et de survie, pour accéder à un idéal lequel, par son essence même, tient de l’esprit – donc du spirituel.
Car pour quitter l’état de nature, pour être capable de recevoir un héritage avant de le transmettre et pour vivre en société, l’Homme doit oublier ce qui tient du rationnel en cessant de penser relativement à ses seuls intérêts. Pour devenir humain, l’Homme doit ainsi se soumettre à une culture qui, par les valeurs, les principes et le code moral qu’elle porte, lui permet de sortir de son état brut afin se civiliser, de communiquer et de se comporter de façon à être capable de vivre en société. La culture est précisément ce qui réprime les instincts animaux de l’Homme et refrène ses réflexes individualistes. La culture est ce qui permet à un individu de penser relativement à ses enfants, à ses amis, à ses voisins, à ses compatriotes ou à quelque groupe que ce soit auquel il appartient avant même de penser à lui-même. La culture, par les valeurs qu’elle transmet, est ce qui permet à un Arnaud Beltrame de faire le sacrifice de sa vie pour une cause qui dépasse son instinct de conservation. Or en quoi la culture est-elle quelque chose de spirituel ? En ce qu’à la faveur d’un idéal qui dépasse l’Homme, elle réprime les réflexes rationnels qui empêchent ce dernier d’être entièrement humain. Par ce caractère profondément spirituel, la culture fait de l’Homme un être non plus rationnel tel qu’il était à l’état de nature, ou tel qu’il le devient lorsqu’il est dépourvu de culture ou lorsqu’il compte sur sa seule raison, mais raisonnable en ce qu’il prend conscience qu’il lui est impossible de compter uniquement sur lui-même pour exister de façon civilisée.
Entendons-nous bien, si l’Homme est un être spirituel, ce n’est pas pour autant parce qu’il est spirituel qu’il devient bon. L’Histoire l’a d’ailleurs suffisamment montré. Il n’est d’ailleurs que de comparer la sagesse d’un moine tibétain à la barbarie d’un djihadiste de L’Etat Islamique pour s’en convaincre. Il n’en demeure pas moins que quoi qu’il arrive, et quoi que l’on puisse penser, l’Homme ne peut tenter d’accéder à l’humanité, voire à la sagesse, que par la seule voie du spirituel. Dans Les déshérités ou l’urgence de transmettre, le philosophe François-Xavier Bellamy démontre parfaitement que si la culture n’empêche pas d’être inhumain, l’absence de culture interdit résolument toute possibilité d’être humain. Alors, on pourrait arguer du fait que des valeurs peuvent se décréter de façon rationnelle. C’est d’ailleurs le crédo du contractualisme, lequel considère que faire société ne peut s’articuler qu’à travers un contrat social qui lie les individus, entre autres par le biais de valeurs abstraites et utilitaires. C’est d’ailleurs ce que j’avais montré dans l’article consacré à la nation. Du reste, j’avais alors pointé du doigt le fait que les valeurs, les mœurs et les principes que dessine un contrat social sont vulnérables en raison même de leurs caractères utilitaire et rationnel. En quoi sont-ils vulnérables ? Par le fait que, dessinés par la raison humaine (dimension profane, utilitaire et matérielle), et non engendrés par le produit de l’histoire du peuple (dimension spirituelle), ces valeurs, ces mœurs ou encore ces principes sont facilement susceptibles d’être modifiés, attaqués ou bouleversés par les aléas idéologiques, démographiques, migratoires ou bellicistes qui animent le monde. Pour que les individus qui constituent une communauté se sentent attachés presque charnellement à leurs valeurs, et pour que celles-ci puissent perdurer, il est impératif que ces valeurs aient pour origine un principe qui soit supérieur à l’Homme. C’est à travers cette dimension spirituelle que les valeurs acquièrent une légitimité incontestable et deviennent respectées et défendues en ce qu’elles ne sont d’origine humaines. Cela implique dès lors un rapport d’humilité et d’obligation à elles.
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En résumé, l’Homme ne peut devenir un être humain accompli que par la sortie de son état de nature. Ce qui passe par la réception d’une culture, laquelle va polir les aspérités de son essence pour en faire un être civilisé, capable de se construire une identité et de vivre en société. Cette culture est profondément de l’ordre du spirituel et non du rationnel, en ce qu’elle oblige l’Homme à se soumettre à des valeurs communes, et à être capable d’agir contre ses intérêts au nom d’un idéal fait de principes qui le dépassent. C’est par cette capacité à penser relativement à l’esprit, et non de façon rationnelle et purement utilitaire qu’il n’est plus l’animal soumis à ses conditions matérielles d’existence, à ses pulsions, besoins et désirs qu’il était à l’état de nature. La culture est donc d’essence profondément spirituelle. Mais en dépit de cela, la culture se distingue largement de la religion au sens dogmatique du terme. Car les valeurs et principes que dicte la religion n’ont de valeur que relativement à une croyance et une peur de la sanction incarnée par le châtiment divin quand la culture, elle, est un principe d’adhésion qui ne requière aucune doctrine. La culture se distingue également du contrat social tel qu’imaginé par Rousseau, Locke ou Hobbes[1] dont les principes et valeurs purement utilitaires[2] requièrent une obéissance aveugle au nom de la rationalité et de la puissance de coercition des instances répressives[3]. Ce que permet la dimension spirituelle que revêt la culture, c’est d’adhérer de façon volontaire, à titres collectif et individuel, à un ensemble d’habitus forgé par l’épreuve du temps long et des expériences passées ensemble. C’est par cette voie privilégiée qu’au sein de nos sociétés occidentales, l’Homme peut s’humaniser sans céder à la soumission aveugle au dogme religieux, ni à l’arbitraire des lois du contrat social. Voilà pourquoi la culture est sacrée. En ce qu’elle est un marqueur identitaire – nous l’avons vu en étudiant la patrie et la nation – tout comme la condition de la vie en société et même la possibilité pour l’Homme de devenir humain. Une société qui méprise sa culture est une société incapable d’élever spirituellement les individus qui la composent à l’humanité. Une société dont la culture est bafouée et relativisée est une entité dépouillée de toute spiritualité. Ainsi cette société voit-elle son idéal restreint au seul champ de la satisfaction des besoins, désirs et pulsions des individus qui la composent. Car le spirituel est ce qui place l’humanité dans le domaine de l’être, non dans le domaine de l’avoir, et permet de garder l’Homme à l’abri des tentations démiurgiques comme de l’orgueil (l’hybris des grecs). Dans les sociétés occidentales devenues parfaitement rationnelles et scientistes, ce n’est pas un luxe, c’est leur salut.
2. Pour définir et imprimer des valeurs
Religion ? Contrat social ? Culture ?
Nous avons vu que la culture et les valeurs qu’elle transmet se distingue des deux autres principaux modèles de transmission des valeurs que sont la religion et le contrat social. A l’instar des deux autres modèles, la culture exerce un pouvoir de coercition sur les individus. Or ces trois pouvoirs sont de natures différentes. On peut considérer que la religion exerce un pouvoir de force par la menace qu’elle fait peser sur les esprits dissidents – l’Enfer éternel étant une perspective peu alléchante, ce qui discrédite la sincérité de celui qui respecte les valeurs prônées par la religion. Le contrat social exerce un pouvoir d’administration, ou de direction. C’est un pouvoir purement rationnel fondé sur une règle neutre, arbitraire, construit sur la base d’un système hiérarchique. De prime abord, on pourrait penser que ce pouvoir requiert une certaine forme d’adhésion. Que l’on ne s’y trompe pas. Cette adhésion est partielle car la logique du contrat social exige, simplement et rationnellement, de bien faire ce qui est administré et régi par la règle sous peine de sanction. En revanche les valeurs, portées par la culture, reposent sur une adhésion véritable. Parce qu’elles sont le fruit d’une histoire commune, parce qu’elles sont transmises de génération en génération et parce que telles, elles obtiennent l’approbation du plus grand nombre sans recourir de façon excessive ni à la menace (religion), ni aux lois[4] (contrat social), les valeurs issues de la culture sont légitimes et font naturellement autorité. Or c’est parce qu’elles sont légitimes et qu’elles font naturellement autorité que l’on adhère à des valeurs. On ne saurait recourir aux menaces ou à la force pour faire appliquer des valeurs sans nier l’existence même de celles-ci. Pour adhérer à des valeurs, l’Homme requière plus volontiers la spiritualité au sens philosophique du terme par opposition à l’arbitraire rationnel du contrat social. Mais il requière également la spiritualité au sens philosophique du terme par opposition à la violence et au chantage du dogme religieux. En somme, pour éviter le piège du rationalisme arbitraire et utilitaire du contrat social, il faut comprendre que, ce qui est légitime et qui fait autorité collectivement vient nécessairement de quelque chose qui nous dépasse individuellement et humainement.
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Faisons ici une petite incise pour souligner cette idée. Dans Les frères Karamazov, à l’occasion d’un dialogue fameux entre Ivan et Aliosha, Dostoïevski postule l’assertion suivante : si Dieu n’existe pas, tout est permis. Que sous-entend l’auteur à travers ce propos ? Qu’il faut une morale supérieure à la raison humaine pour ordonner le monde. Prenons un exemple. La loi interdit de tuer. Parfait. Mais je peux parfaitement contourner cette interdiction en me montrant prudent. Si je ne me fais pas prendre, pourquoi ne tuerais-je pas mon ennemi ? Ainsi, le premier organe de coercition n’est pas la loi, mais Dieu qui dit : « Tu ne tueras point ». De sorte que sans Dieu, rien ne pourrait réprimer les plus bas-instincts de l’Homme. Certes, la loi tente bien de le faire. Mais elle n’y parvient que partiellement s’il n’existe, au-dessus de la raison humaine, une instance morale supérieure. La conclusion que je tire de cette célèbre maxime de Dostoïevski, je l’avance en tant que non-croyant. En effet, je pense (comment être sûr ?) que Dieu est une pure invention humaine. En tant qu’invention humaine, la religion a néanmoins consisté en une norme transcendante et métaphysique. Et ce constat vaut pour les religions ou spiritualités antérieures aux trois grandes religions monothéistes que sont le christianisme, l’islam et le judaïsme. Ainsi, dès l’aube des temps, aucun système moral n’a vu le jours sans être né d’une entité spirituelle non-humaine. L’idée que l’Homme est un être entièrement autonome est profondément utopique. Et ce constat montre que l’Homme ne peut se construire un système de valeur que par hétéronomie. Sans quoi aucune valeur ne saurait être légitime, ni encore moins perdurer.
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Je reprends. Il faut comprendre aussi que, pour que ce « quelque chose qui nous dépasse » existe relativement à l’esprit et non à la matière, il n’est pas ou plus nécessaire qu’il soit soumis à une croyance quelconque. Mais qu’est-ce que ce « quelque chose » ? On l’aura compris, c’est bien évidemment la culture, ciment spirituel essentiel d’un peuple dont les mœurs, les coutumes, le patrimoine, les fêtes, les traditions et bien évidemment les valeurs soudent l’esprit commun et forment la capacité des individus qui le composent à faire société. Certes, on ne peut pas nier que la culture, et c’est d’autant plus vrai s’agissant des sociétés occidentales, est fortement imprégnée par le religieux, et ce malgré des siècles de sécularisation. De sorte que la culture d’une nation est bien souvent l’état de maturité d’une société antérieurement religieuse. Il n’en demeure pas moins que la culture est une dimension spirituelle essentielle d’un peuple car il n’y a pas de peuple et encore moins de société sans culture. D’où le fait que la culture est ce qu’une nation a de plus sacrée.
Pourquoi des valeurs ?
En introduction de cet article, nous avons vu ce en quoi consiste l’Homme à l’état de nature : un être dépourvu de culture, soumis à ses instincts, ses pulsions, ses désirs et ses besoins, et dont les choix ne sont guidés par autre chose que l’utilité et la rationalité au service de son impératif de conservation. Dit autrement, ce qui distingue l’être humain de l’Homme à l’état de nature, c’est que l’être humain est cultivé. Par la culture qu’il a reçue, l’être humain ne pense plus rationnellement, ni ne prend plus ses décisions relativement à la seule utilité de celles-ci, mais en vertu de valeurs dont le caractère sacré dépasse ses propres intérêts. C’est entre autres parce qu’il respecte ces valeurs que l’Homme s’accomplit pour devenir résolument humain. Et c’est aussi parce qu’il respecte ces valeurs que l’Homme n’est plus le barbare qu’il était à sa naissance, mais devient pleinement civilisé, c’est-à-dire apte à rejoindre la civilisation pour vivre en société. Ainsi, l’être humain n’est pas un être pleinement rationnel. Pour s’accomplir et pour s’insérer dans la communauté, il lui est nécessaire de se plier à des normes qui vont contre ses intérêts, ou encore de se soumettre à des règles morales, des us et coutumes qui, s’ils contraignent son autonomie d’action et de pensée, lui permettent toutefois de n’être plus l’animal dépendant de ses besoins qu’il était à l’état de nature, et ce afin de devenir ce qu’il était destiné à être : un être humain. Pour devenir un être humain, de même que pour vivre en société, l’Homme a recours à un travail spirituel dont le but est de réprimer ses pulsions animales. Ce travail spirituel passe par la soumission à des valeurs.
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Comment naissent ces valeurs ? Il serait bien trop ambitieux de ma part de me lancer ici dans une généalogie de la morale. D’autant que les bonnes librairies regorgent d’ouvrages écrits par d’illustres esprits traitant de ce sujet, de Nietzsche à Aristote en passant par Montaigne ou Pascal. Pour ma part, j’ai tendance à penser que les valeurs d’un peuple naissent le plus simplement du monde de son histoire, et plus précisément de ce que Maurras appelait « l’empirisme organisateur ». Que signifie cette expression ? Qu’un peuple se construit moralement à travers son expérience en adoptant inconsciemment des valeurs qui sont le fruit de son histoire, et en rejetant celles qui s’en éloignent. Ainsi, la France s’est construite sur des valeurs, des us et des coutumes qui ont pour origine ses plus prégnantes influences historiques : les civilisations grecques et romaines bien entendu mais aussi et surtout la religion chrétienne, principalement le catholicisme. Qu’il s’agisse de notre façon de penser le monde, de nos patrimoines matériel et immatériel, de notre langue, de nos fêtes et traditions, de nos us et coutumes, de notre rapport à l’universel, au pardon, à la famille et nombre d’autres choses encore, nos valeurs sont pénétrées par notre histoire religieuse. L’on m’objectera que les valeurs héritées des Lumières vont à l’encontre de ce que j’avance. En réalité, il n’en est rien. L’universalisme des Lumières est déjà compris dans le message du Christ. Le message d’ouverture, de tolérance, les idées même de laïcité ou d’athéisme sont justement permises sinon encouragées par la religion chrétienne[5].
On pourrait avancer qu’il existe une deuxième voie pour construire des valeurs, celle de la raison. Or ce qui émane de la raison est presque toujours de l’ordre de l’utilité. Entendons-nous bien. Si penser rationnellement n’est pas toujours une bonne chose, loin de là (les nazis qui voulaient éliminer les races inférieures par le procédé génocidaire n’ont-ils pas réfléchi de façon rationnelle ?) ce n’est évidemment pas toujours mauvais non plus. Fort heureusement. A ce titre, on pourrait penser à l’écologie. Ne s’agit-il pas d’une valeur purement rationnelle et non spirituelle ? Je traiterai cette question dans un article à part. Mais à titre de « mise en bouche », je dirais que je considère l’écologie moins comme une valeur que comme une injonction portée par une menace, par un dilemme, un impératif hypothétique dirait Kant (je me comporte ainsi en vue de tel résultat). Je ne dis pas qu’il s’agit là d’une mauvaise chose. Je dis qu’il s’agit plutôt d’une nécessité, ce qui n’a rien à voir avec une valeur. Une valeur est une sorte de conformisme de la pensée et de l’action relatif à une culture et à une histoire, alors que la nécessité tient de l’impératif. De sorte qu’est de l’ordre d’une valeur ce qui vaut, et est de l’ordre de la nécessité ce qu’il faut. D’ailleurs, c’est précisément par des valeurs que la nécessité écologiste aurait pu ne pas être : capacité à différer son plaisir sinon à y renoncer, ascétisme, altruisme, rejet de l’individualisme jouisseur, du consumérisme… soit des valeurs spirituelles et antirationnelles pleinement contraires au développement du mondialisme économique antiécologique. Du reste, à la question de savoir comment naissent les valeurs des peuples, on peut répondre qu’elles naissent de l’histoire de ces derniers, et de leur expérience cumulée à travers les temps passés. Mais j’ajouterais que les valeurs des peuples naissent des systèmes spirituels qui les ont façonnés. Les sociétés occidentales – et la France en est un fringant exemple – l’illustrent parfaitement. Car bien que sécularisées, la culture de ces sociétés continue de reposer sur ce socle spirituel[6]. Hélas, les intellectuels déconstructeurs sont passés par là, de Deleuze à Bourdieu, en passant par Foucault et Derrida, lesquels ont depuis répandu l’idée que les valeurs, comme la culture à laquelle elles se rattachent, consistent en d’insupportables oppressions liberticides.
« Un homme, ça s’empêche » :
Cette phrase célèbre de Camus (de son père en réalité), extraite du Premier homme, exprime parfaitement en quoi consiste le caractère spirituel d’une valeur : à préserver l’Homme de son animalité naturelle et lui permettre d’accéder à l’humanité comme à la vie sociale. En s’empêchant, c’est-à-dire en se soumettant à des codes moraux, à des mœurs particulières, à des us et coutumes ou encore en respectant certaines traditions, l’Homme se civilise par la circonscription de ses instincts. Par la contrainte et la coercition morale, l’Homme polit les aspérités qui sont les siennes à l’état de nature et peut alors vivre en communauté. Si l’Homme demeurait l’esclave de ses pulsions, de ses désirs et de ses besoins, il ne serait pas humain mais un simple animal. En définitive, la soumission à des valeurs, que d’aucuns considèrent de nos jours comme une aliénation, consiste en une libération de nos instincts primaires, à tout le moins en une certaine maîtrise de ces derniers. Comment construire une société sans valeurs contraignantes ? On ne peut pas. La vie en commun implique nécessairement que l’être humain s’élève spirituellement au-delà du matériel, de l’utilitaire mais surtout au-delà de lui-même. L’exemple est très trivial mais il est particulièrement parlant : après une soirée arrosée, un homme rentre chez lui à pied, éméché, mais pas encore complètement ivre. Arrivé à mi-parcours, le voilà saisit d’un irrépressible besoin d’uriner. Le barbare n’accepte pas de se soumettre à des règles morales (parmi lesquelles la pudeur et l’hygiène qui commandent qu’on n’urine pas dans la rue) qu’il considère comme attentant à sa liberté d’agir comme bon lui semble. Le barbare se moque des codes de bienséance qui administrent la vie en société. Alors il se glisse entre deux voitures et accomplit sa besogne. L’être humain civilisé en revanche, considère « qu’il y a des choses qui ne se font pas ». Uriner dans la rue entre deux voitures en est une. Ainsi, alors même que s’il s’écoutait, il se soulagerait à l’abri d’une porte cochère, l’être humain civilisé s’empêche. De façon quasi-inconsciente, sans même qu’il y réfléchisse, il prend la décision inconfortable de se retenir en attendant d’être chez lui.
L’exemple ci-dessus est assez prosaïque, j’en conviens. Mais il a le mérite d’illustrer l’idée de Camus à laquelle Alain Finkielkraut ajoute une chose : « L’inhibition, c’est la civilisation ». Il en est de même de bien des sujets. La politesse en est un exemple fort. Finalement, à quoi sert donc la politesse ? Quelle est son utilité propre ? Rien. La politesse est une des conditions de l’humanité et de la vie en société. Pour autant, rien ne m’oblige à dire bonjour aux patients déjà assis dans la salle d’attente du médecin que je m’apprête à consulter. Rien ne m’oblige, à la caisse d’un supermarché, à laisser passer devant moi une dame qui n’a que deux articles. Rien ne m’oblige à laisser passer un automobiliste qui n’était pourtant pas prioritaire. Pourtant, je fais cela alors même que je n’y ai aucun intérêt. Je le fais même de façon globalement innée, sans trop y réfléchir. Alors pourquoi je le fais ? Tout simplement parce que j’obéis en grande partie à des règles qui, parce qu’elles me contraignent, me rendent humain et apte à la vie en société. En allant plus loin dans la réflexion, on s’aperçoit bien vite que cette contrainte à laquelle, dans l’idéal, chacun obéit, constitue en réalité un bienfait réciproque. Pour reprendre l’exemple de la politesse, celle-ci est agréable tant pour celui qui la reçoit que pour celui qui la fait. J’ai dans l’idée que c’est davantage dans la soumission à cette règle de vie commune, qui a pour préoccupation ce qui relève de la déférence réciproque, que réside l’humanité[7]. Autrement plus du reste que dans l’idée moderne que c’est par l’autonomie de sa raison que l’Homme s’humanise (car en réalité, cette idée utopique conduit davantage à l’individualisme narcissique et égoïste). Par ailleurs, ce qui caractérise une règle morale comme la politesse, c’est son caractère proprement universel. La politesse, par principe, s’applique à tous, pour tous. Que l’on soit en haut comme en bas de l’échelle sociale, on demeure tous humain par la politesse. Le Président de la République, par son statut, est habitué à cette marque de bienséance. Le chômeur en fin de droit, bien que fragilisé socialement par son statut précaire, perçoit dans la politesse qui lui est faite par son prochain une indissoluble richesse humaine. La politesse, ce que Frédéric Rouvillois appelle une « délicatesse du cœur », est l’apanage d’une société humaine en ce qu’elle est une valeur spirituelle[8] (elle n’a pas d’utilité matérielle et rationnelle).
Bien évidemment, la politesse est un exemple parmi d’autres. L’être humain civilisé s’empêche à bien d’autres égards. Par exemple, lui faut-il être sincère en permanence ? Doit-il dire ce qu’il ressent ? Lui faut-il toujours être franc ? Il n’est pas de hasard si la politesse et autres normes sociales similaires sont largement tournées en dérision de nos jours – quand elles ne sont pas purement et simplement taxées de contraintes bourgeoises, et si l’une des qualités les plus exaltées désormais est la franchise. Bien évidemment, la franchise peut être une bonne chose. Elle peut consister en un regard lucide qui aide à progresser, à réparer des erreurs ou à atteindre un but. Mais la franchise sans discernement est une forme de barbarie. La franchise sans aucun filtre d’honnêteté est un retour de l’humain à son état de nature, incapable qu’il est de faire preuve de sagesse. Car la civilité consiste à ne pas dire la vérité à celui qui n’est pas prêt à l’entendre. Être franc en toute circonstance ne relève pas de la sincérité mais bien plus de la malveillance par négligence de l’autre. On ne peut faire société sur un modèle qui a pour fondement idéologique l’idée libertaire que les individus doivent être ce qu’ils sont[9] et que toute forme de contrainte morale est une atteinte à leur liberté. C’est passer à côté de l’idée que la contrainte est la condition de l’humanité, comme de la vie en société. Car un Homme qui s’empêche est un Homme qui considère son prochain, voire qui prend soin de lui en le ménageant. Dans la contrainte qu’impliquent les notions de règle morale ou encore de code de conduite qui empêchent l’Homme, il n’y a aucune idée de retour sur investissement. Mais tout au contraire la gratuité d’un geste ou encore d’une attitude qui ont pour but de faciliter la vie[10], de la rendre plus belle. Ainsi, se dire entier, vanter sa spontanéité, se targuer de toujours dire ce que l’on pense bref, être franc péremptoirement est moins une qualité qu’une incapacité à réprimer le bouillonnement de ses pulsions intérieures par la nuance. Or un Homme qui s’empêche dit ceci : « en ne cédant pas à mes pulsions, je rogne une partie de ma liberté pour mieux préserver mon prochain. Par exemple, je ne lui livrerai pas l’exact fond de ma pensée, mais apporterai de la nuance à une vérité dont j’anticipe qu’elle pourrait le blesser en tant que telle. Plus généralement, dans n’importe quelle situation, je n’agirai jamais de façon prioritaire relativement à ce que je suis, ni n’arbitrerai mes choix en fonction de mes intérêts. Mais je me comporterai toujours en premier lieu au regard du mal que je risquerais de causer à mon prochain comme à la communauté dans son ensemble à laquelle j’appartiens. Et si, pour ce faire, je dois y laisser une partie de ma liberté d’être par la soumission à quelques coutumes et règles morales que ce soit, je ne m’en affligerai guère. Au contraire, je me réjouirai alors de m’accomplir en tant qu’être humain ».
J’ai évoqué la politesse. J’ai évoqué l’art de manier la franchise avec nuance. Pourquoi ne pas évoquer dès lors la galanterie ? Rien n’est moins irrationnel que la galanterie. On fustige les violences faites aux femmes, le manque de respect à leur égard et autres intolérables comportements. Parallèlement, nous avons fait de la galanterie une coutume bourgeoise, rétrograde voir sexiste. Or la galanterie consiste précisément en un code normatif, sinon une valeur morale, qui a pour vocation de circonscrire la violence dont pourrait faire preuve la gente masculine au nom de sa supériorité physique ou symbolique, bref, d’empêcher l’homme au sens biologique du terme. La galanterie est l’héritière de l’amour courtois, tradition apparue au XIIème siècle, qui avait pour particularité d’instaurer une relation dans laquelle l’homme se présentait comme le vassal de la femme. Si l’homme devait montrer du respect et du dévouement pour séduire, c’est la femme qui acceptait ou non d’accorder ses faveurs. Ce code d’honneur de la séduction devait perdurer dans la vie conjugale de sorte que le chevalier continuait de mériter l’amour de sa femme. L’amour courtois était une tradition de la haute société. Du reste, il réapparaît au XVIIème siècle, avec la Renaissance, sous la forme de la culture galante. Que suppose la galanterie ? Que l’homme exclut de son comportement de séduction toute forme de grossièreté, de vulgarité, de coercition, d’agressivité ou de violence. De sorte qu’il n’appartient pas à l’homme de prendre, mais simplement d’accepter ce que la femme veut bien lui donner ; ce qui ne peut résolument pas faire de lui un prédateur. La galanterie est une façon pour l’homme de se mettre à genou en honorant la grandeur de la femme qu’il séduit. Madame de Rambouillet disait de la galanterie qu’elle permet de « débrutaliser » les hommes. La tradition galante ne s’arrête pas au rapport de séduction. Ce n’est pas seulement à la faveur de son aspect physique que l’homme entreprend de se comporter galamment auprès d’une femme. C’est aussi et surtout parce qu’elle n’est pas lui, qu’elle n’est pas un homme, qu’elle est différente. Cette différence, cette altérité, s’honore par le respect et la déférence. La galanterie est universelle et due à toutes les femmes, quel que soit leur âge, leur appartenance religieuse ou leur statut social. Ainsi la galanterie n’est pas réductible à la courtisanerie tant elle a pour vocation de voir l’homme s’effacer devant une jeune femme comme une moins jeune, de sorte « qu’elle atténue, par ses attentions et ses artifices, la dureté de l’être » comme nous dit Alain Finkielkraut dans En terrain miné. Un peu plus loin, il poursuit : « la galanterie est ce semblant, ce léger mensonge, ce presque rien qui pimente l’existence et qui la civilise ».
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Ces valeurs, ces manières de se comporter, ces habitus – pour reprendre le terme de Pierre Bourdieu – sont certes des contraintes qui restreignent le champ de la liberté des individus. Mais ces valeurs ont trait à quelque chose de plus grand que la liberté : l’honneur, la dignité, la grandeur d’âme bref, la noblesse du cœur et de l’esprit qui font de celui qui porte celle-ci un Homme plus riche qu’un Roi. Qu’il s’agisse de faire preuve de courtoisie, de galanterie, de respect des personnes âgées ou même des animaux, les plus humbles sont toujours les plus à même de réprimer leur état de nature, bref de brider leurs instincts les plus rationnels par des valeurs spirituelles qui transcendent leurs intérêts. Car on n’a bien souvent aucun intérêt individuel à se montrer courtois, poli, galant ou discret. Mais si on le fait, c’est pour des raisons bien plus grandes que soi-même. Devant autrui, et au regard du monde, on est toujours grand de se faire petit. Une société ne peut exister sans ces valeurs d’ordre spirituel. Le règne de l’intérêt individuel et de la libération des passions, pulsions et désirs individuels ne peut conduire qu’au chaos et à l’animalité. Par ailleurs, lorsque ces règles et codes moraux sont inscrits dans la culture de la société, la probabilité que cette société devienne intérieurement conflictuelle est très limitée en raison du fait que ces valeurs sont partagées par le plus grand nombre.
Valeurs et expérience du sacré :
Alors, comme je l’ai évoqué à travers mes articles consacrés à la nation et à la patrie, on peut considérer qu’un état est en mesure d’imposer des valeurs de plusieurs façons. Prenons le cas de la France. Notre pays nous montre que l’on peut proposer et édicter des valeurs de trois façons différentes. Premièrement, par l’éducation : on peut penser ici aux catéchismes du développement durable, de l’antiracisme ou encore de la théorie du genre enseignés à nos petites têtes blondes. Deuxièmement, par le rappel permanent et injonctif de ces valeurs : pensons aux panneaux qui demandent aux usagers de respecter les files d’attente dans les administrations, ou encore ceux qui indiquent à qui veut entrer dans une rame de métro de bien attendre que les usagers de ladite rame soient sortis avant de pénétrer à l’intérieur. Troisièmement, par la loi. Et là, pensons par exemple aux lois qui promeuvent le féminisme en tant que valeur, et notamment aux lois qui pénalisent les harcèlements sexuels et de rue. Pensons également, à ce titre, aux lois qui administrent la répartition des richesses et font – ou tentent de faire – de la solidarité une valeur de la République. Mais, en réfléchissant bien, je me pose la question suivante : à travers les exemples actuels précédemment cités (la politesse, le respect de la nature, la courtoisie à l’endroit des femmes, la solidarité…), viens-je vraiment de parler de valeurs ? Je ne pense pas. Car deux choses différencient les principes, dont je viens de parler, et ce que l’on peut considérer comme des valeurs. La première chose, c’est ce que j’appelle l’inné. En effet, les valeurs ne se décrètent pas. Elles existent par l’épreuve du temps. Elles ne découlent d’aucune forme de rationalité et ont la particularité d’exister indépendamment de tout sentiment de contrainte. Elles imprègnent les comportements, les us et coutumes et c’est précisément parce qu’elles sont innées qu’elles n’ont point besoin d’être rappelées, encore moins imposées (on n’est guère valeureux d’obéir à la règle…). Et c’est précisément parce qu’elles sont innées qu’elles ne requièrent pas le pouvoir du législateur pour les édicter, attendu qu’elles existent déjà, indépendamment de lui. Ainsi, il va de soi que la courtoisie par exemple n’est pas (ou plus) une valeur française, tant il devient nécessaire de l’imposer, par la coercition comme je l’ai montré précédemment. En réfléchissant ainsi, des principes qui requièrent la coercition – comme le féminisme, l’écologie ou encore la solidarité – peuvent-ils être considérées comme des valeurs ? Si peut-être ils le deviendront, en l’état : non. Car ces principes n’ont rien d’inné. Entendons-nous bien : ces principes sont parfaitement utiles. Ils sont peut-être même indispensables à l’existence d’une nation. Mais là n’est pas le sujet. Le problème vient ici du fait qu’un principe qui se contente de reposer sur une injonction qui émane de l’administration étatique est faible et fragile.
Faible car on ne refuse jamais de faire quelque chose par peur de la loi. En premier lieu, on refuse de faire quelque chose pour la simple et bonne raison que « cela ne se fait pas ». Ainsi, le premier organe de coercition n’est pas le droit mais la morale. On peut me proposer 1000 euros pour marcher cent mètres dans la rue vêtu d’un costume nazi, je me refuserai à le faire non par peur première de tomber sous le coup de l’article R.645-1 du code pénal. Mais bien davantage parce que porter un uniforme nazi serait contraire à ma morale, parce que je risquerais de heurter la morale de mon prochain, et parce que je serais de toute évidence sanctionné par le corps social. Ainsi, ce qui distingue une valeur de la simple règle de droit, c’est qu’en tant que principe inné (donc évident) et sanctuarisé, ce que l’on considère comme une valeur ne nécessite nullement, en théorie, d’être inscrit dans le marbre de la loi. A tout le moins, la loi n’est qu’un support. Comme tel, la loi ne peut être considérée comme l’organe premier de coercition des individus. Elle ne porte donc aucune valeur en elle.
Fragile enfin car tout principe faisant l’objet d’une injonction étatique est soumis aux aléas politiques, aux changements de majorité, d’idéologies voire même de régimes politiques. Par conséquent, tout principe instruit par l’Etat est arbitraire en ce qu’il est de nature à changer, à faire régulièrement l’objet de remise en cause. Ainsi, aucun principe, bien que régi par des lois, n’est sacré. Or pour qu’une société puisse exister, l’expérience du sacré est incontournable. Pour que les individus puissent coexister au sein d’une communauté, il est nécessaire qu’existent des valeurs – traduites par des règles morales, des façons de se comporter, des us, des coutumes ou des traditions – dont le caractère sacré, au-delà d’imprégner l’ADN de cette communauté, rendent impossibles ou presque leur questionnement. Les valeurs sont profondément spirituelles. Parce qu’elles sont le produit d’une activité singulière qui est celle de l’histoire d’un peuple, et parce qu’elles ne relèvent d’aucune rationalité, les valeurs ne sont point discutables ou négociables. Bien plus que les principes, lesquels n’existent qu’en tant que fondements juridiques d’une société et demeurent soumis à l’arbitraire de la raison politique, les valeurs, en ce qu’elles relèvent du spirituel et de l’irrationnel, sont par essence profondément conservatrices. Car ce que l’on désigne comme des valeurs ne sauraient changer. Les valeurs indiquent ce qui vaut ; ce qui mérite d’être défendu ardemment, ce qui est bien et ce qui est juste. Les valeurs sont comme des repères qui nous aident à mieux prendre place dans le monde, et ce notamment par l’éclairage qu’elles nous apportent quant à la distinction de ce que l’on peut faire et de ce que l’on doit faire. Ainsi, les valeurs sont supérieures, absolues, et communes afin que la société puisse demeurer cohérente. Ce n’est pas parce qu’elles sont inscrites dans la loi que les valeurs sont considérées comme supérieures (ce en quoi elles ne se différencient pas du code de la route par exemple), mais bien parce qu’elles sont reconnues comme constitutives de l’âme de la société par les individus qui composent celle-ci. C’est à ce titre qu’elles sont sacrées et qu’elles peuvent demeurer sur la base d’un principe élémentaire qui est que l’on ne change pas ce qui vaut. Or, dans une société qui se targue de ne vivre qu’à travers sa capacité à évoluer, à changer, à « progresser », comment discerner le bien du mal si nos valeurs ne sont pas fixes ? Comment se repérer dans la jungle des dilemmes moraux avec une boussole qui indique un nord qui sans cesse se déplace ? C’est impossible sans des valeurs que l’on considère spirituellement, c’est-à-dire comme sacrée. En 2005, le Comité Consultatif National d’Ethique donnait un avis défavorable au sujet de la PMA évoquant « un risque de satisfaire un droit individuel à l’enfant ». En 2019, l’Assemblée Nationale adoptait une loi visant à étendre la PMA aux couples lesbiens. L’Homme a-t-il changé à ce point en 14 ans ? A l’évidence non. A quoi sert donc un comité éthique si les avis qu’il rend n’ont de pertinence que quelques années durant ? Cet exemple illustre deux choses de façon évidente. La première est que la France, pays progressiste revendiqué, a fait du changement permanent son idéal. La deuxième est que, ce faisant, la France nie jusqu’à l’idée même de valeur tant la notion de valeur s’oppose à celle de mouvement. Un pays qui a des valeurs ne rejette pas, au nom de l’éthique, l’extension de la PMA aux couples lesbiens pour l’accepter moins d’un quart de siècle plus tard sans fouler au pied ladite éthique[11]. Les valeurs sont d’ordre spirituel, ou ne sont pas. A ce titre, elles sont sacrées – ce qui leur permet par ailleurs d’éclairer une société par leur caractère permanent. Et ce qui caractérise le sacré, c’est ce qu’on ne saurait toucher, violer ou profaner qu’en le dénaturant.
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Pour devenir humain et apte à vivre en société, l’Homme doit s’empêcher, c’est-à-dire réprimer ses instincts rationnels. Pour ce faire, il doit se contraindre à respecter des valeurs spirituelles communes. Ces valeurs rendent possible la vie en société à condition qu’elles demeurent sacrées, inviolables. L’expérience du sacré réside dans la capacité d’un peuple, comme de tous les individus qui le composent, à se fédérer autour de ses valeurs, à les transmettre et à les protéger quoi qu’il en coûte. Sans sacré, il n’existe aucune valeur ; seulement des principes arbitraires soumis aux relativismes et aux idéologies.
Ici s’achève le premier volet de la trilogie d’articles que je consacre à au besoin immatériel de spiritualité de l’Homme. Le prochain texte, comme je l’ai indiqué en introduction, sera consacré à LA SPIRITUALITÉ COMME CONDITION DE LA QUÊTE DE SENS.
Victor Petit
[1] Le contrat social tel qu’évoqué ici est le modèle de société aujourd’hui largement majoritaire en Occident.
[2] Les contractualistes comme Hobbes, Locke ou Rousseau considèrent que la société n’a d’autre fonction que l’administration de la vie collective. Ce qui passe essentiellement par la satisfaction des besoins des individus, le respect de la propriété ou encore la prévention de la guerre de tous contre tous (« L’Homme est un loup pour l’Homme » dit Hobbes dans une formule célèbre qu’il emprunte à Plaute). Dans cette optique, les lois, par l’intermédiaire du contrat social, n’ont pour seul objectif que de faire respecter ces principes, d’où leur caractère strictement utilitaire.
[3] Instances qui sont d’ordres juridiques et policières qui s’incarnent dans Le Léviathan de Hobbes.
[4] Se souvenir de ce que dit Tacite : « Quand un peuple n’a plus de mœurs, il fait des lois ». Or une société basée sur un contrat social avilit la culture et ne peut dès lors administrer moralement la cité que par le droit.
[5] Dans Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse, Charles Péguy dit ceci : « Un athéisme suppose un Dieu que l’on nie, ou des dieux que l’on nie, et la définition de ce que l’on nie ».
[6] On peut toutefois se demander jusqu’à quand…
[7] « Politesse » vient du latin politus qui désigne quelque chose d’uni ou de lisse. Il y a dans la politesse l’idée de lisser, de polir les rapports sociaux.
[8] Dans les sociétés modernes devenues utilitaires, matérialistes, profanes et libertaires, où seule compte l’autonomie des individus, la politesse est une contrainte que l’on évacue (nous y reviendrons plus tard, à l’occasion d’un prochain article). On ne peut guère s’en étonner. Comment une société pourrait-elle rendre complémentaire l’hétéronomie qui « empêche l’Homme » avec la désormais sacro-sainte liberté que figure l’autonomie de la raison ?
[9] « Venez comme vous êtes » dit une grande enseigne de « fastfood » américaine. Un slogan très révélateur de l’époque actuelle.
[10] Mais aussi pour rendre la vie moins conflictuelle dans la mesure où ces valeurs sont innées et idéalement communes à tous.
[11] Et ce quand bien même ses instances gouvernantes considéreraient l’opinion comme prête (je reviendrai sur ce point – celui de la capacité d’une société à être considérée comme « prête » ou non – à l’occasion d’un prochain article). Et prête par rapport à quoi ? A quelle finalité ? Par quels procédés ? Et dans quel but si c’est pour de nouveau effectuer un virage moral à cent quatre vingt degrés quelques années plus tard ?