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L’être humain n’est pas un animal comme les autres. Ce qui le distingue des autres espèces réside dans sa capacité à transcender son instinct de conservation, de même qu’à s’arracher à ses besoins, à ses pulsions et à ses désirs. Pour ce faire, l’être humain doit, entre autres, chercher un sens à son existence. Mais au-delà de le détacher de sa condition animale, la quête de sens est une nécessité pour l’être humain qui, de façon tout à fait consciente ou non, se pose depuis toujours la question suivante : Pourquoi ? Depuis qu’il a conscience de lui-même, depuis qu’il a conscience d’exister et depuis qu’il a conscience que sa vie a un début et une fin, l’être humain se pose la question du sens de son existence. Pourquoi suis-je là ? se demande-t-il. Pourquoi y-a-t-il un monde ? Ou pour reprendre la fameuse question posée par Leibniz : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Sans entrer dans d’aléatoires conjectures métaphysiques – je laisse le soin aux lecteurs les plus téméraires de se lancer dans la lecture des Principes de la nature et de la grâce du philosophe précédemment cité – il est une évidence que l’Homme se pose la question du sens du monde qui l’entoure comme de sa place dans ce monde. Et ce questionnement commence dès l’enfance. Moi-même, alors âgé de quelques années, je faisais rire mes parents lorsque je leur disais : « ça fait drôle de vivre ». Cette sensation naïve exprimée par un enfant sevré de tout enseignement religieux tenait pourtant de l’interrogation métaphysique la plus flagrante. En réalité, ce qui fait l’humain, et ce qui fait le caractère profondément spirituel de celui-ci, c’est qu’il se pose la question du pourquoi avant celle du comment. Non pas que comment soit une question inutile. Mais bien davantage parce que le comment n’a d’intérêt que si l’on cherche le pourquoi du comment. Que les réponses que l’on apporte à la question pourquoi tiennent lieu d’hypothèses, c’est un autre sujet. Mais nous verrons comment la quête spirituelle de sens peut, et cela peut paraître paradoxal, constituer jusqu’à la condition même de la recherche de la vérité scientifique. Je montrerai également en quoi la quête de sens est indispensable à l’équilibre de la vie sociale à travers les rites, les fêtes ou encore les traditions qu’elle engendre ; et en quoi la quête de sens est un moyen de tempérance spirituelle indispensable dans le monde actuel, lequel se caractérise par sa propension à faire du mouvement perpétuel et de la brièveté ses impératifs catégoriques.
- Inventer ou chercher à comprendre le sens du monde
Le basculement : quand l’Homme enterre ses morts :
A quel moment de notre Histoire sommes-nous devenus pleinement humains ? Anthropologues, paléoanthropologues, historiens, sociologues et philosophes débattent mais personne n’est d’accord. Certains pensent que nos ancêtres sont devenus humains quand ils ont domestiqué le feu (il y a quatre à huit-cent mille ans), ce qui leur permit de cuire les aliments et de perfectionner des outils. D’autres pensent que ce fut au moment où l’on commença à manger de la viande. Certains considèrent que cette transition s’opéra au moment où l’on commença à se servir d’outils avec Homo Abilis il y a deux millions d’années. D’autres encore considèrent comme décisif le passage du statut de quadrupède à celui de bipède par Homo Erectus il y a un million d’années. Ces prises de position sont essentiellement tenues par des scientifiques. Il en est d’autres, tout aussi intéressantes, qui ont davantage trait à la « personnalité » de nos ancêtres – même si ce terme semble bien abusif de prime abord. Ainsi, certains pensent que l’humanité commence avec les peintures rupestres, dont les plus anciennes datent de plus de quarante mille ans. C’est une idée séduisante. En effet, les arts rupestres semblent témoigner d’une forme de sensibilité par rapport au beau qui n’existe pas dans le règne animal[1]. Pour autant, il n’existe aucun consensus quant au rôle résolument esthétique (ou même cultuel) de ces peintures, et il pourrait tout aussi bien s’agir de sortes de cartes répertoriant les animaux alentours. D’autres comme la philosophe Hannah Arendt considèrent le langage, moteur de l’action et de la parole, comme élément décisif du basculement de nos ancêtres vers l’humanité. D’autres encore comme Karl Marx, considèrent que ce basculement s’est opéré au moment où l’Homme a commencé à produire quelque chose de plus que les conditions matérielles qui lui permettent de survivre, soit ce que Marx appelle la « force vitale », créatrice d’une plus-value. J’ai maintes et maintes fois répété que ce qui distingue l’être humain de l’animal, c’est sa capacité à se détacher de ses conditions matérielles, et à être capable d’annexer sa vie à des idées et des valeurs susceptibles de l’éloigner de son instinct rationnel de conservation. C’est pourquoi je trouve que l’approche de Marx est la plus intéressante et la plus cohérente. Toutefois, je considère que c’est un autre élément qui opère ce basculement décisif. Pour ma part, je pense que l’Homme est devenu un être humain dès l’instant où il a commencé à enterrer ses morts. On objectera que l’on a déjà observé des éléphants recouvrir le cadavre d’un congénère par des branchages. Mais rien n’indique pour autant qu’il ne s’agissait pas d’une manière de masquer des odeurs afin de se préserver d’éventuels prédateurs. Du reste, ces comportements sont très rares. On objectera également que l’on a pu observer des éléphants ou des primates se recueillir devant le cadavre d’un congénère plusieurs heures durant. Mais là encore les cas sont rares, et il convient de se garder de toute analyse anthropomorphique. L’Homme demeure la seule espèce vivante à enterrer ses morts. Si les premières sépultures que l’on observe datent du paléolithique moyen, il y a plus de 100 000 ans, c’est il y a 25 000 ans qu’apparaissent les premières sépultures ritualisées et, avec ces dernières, le basculement décisif vers l’humanité. Homo Sapiens ne se contente pas de recouvrir les morts, ou de les faire reposer dans une sépulture comme le faisait l’Homme de Néandertal. Il leur voue également un culte qui se traduit de différentes manières. Tantôt le défunt gît sur un lit de fleurs particulières, tantôt il est enterré avec des ossements d’ours ou de cerfs. Parfois, il est même entouré de coquillages, de parures ou de canines de renard perforées pour constituer des colliers. On a également trouvé des squelettes recouverts de perles, lesquelles devaient orner des vêtements spécifiquement confectionnés pour honorer le défunt. A ce titre, on peut noter que certains membres de la communauté devaient être spécialement dédiés au façonnage de ces vêtements rituéliques, destinés vraisemblablement à honorer le mort, et devaient ainsi être exemptées de tâches dédiées à la recherche de nourriture et autres besognes utiles à la satisfaction des besoins vitaux de la communauté. Cela n’est pas sans rappeler l’idée de Marx selon laquelle l’Homme est devenu humain au moment où il s’est attelé à des tâches non essentielles, non vitales.
C’est au moment précis où l’Homme a commencé à enterrer rituellement ses morts qu’il est devenu un être résolument humain. Car que signifie ce geste si anodin pour nous ? Plusieurs choses. Il signifie que l’Homme prend conscience d’exister, qu’il est un vivant, par opposition aux morts justement. Il prend alors conscience de sa finitude ; en tant qu’être vivant, il est destiné quoi qu’il arrive à mourir. Parce qu’il a conscience de vivre et d’un jour mourir, il n’est désormais plus soumis à aucun instinct, mais au contraire, il devient dans une certaine mesure libre de ses choix. Cette conscience de la vie et de la mort pose la question de son rapport au monde vivant, comme au monde de la mort. Il s’agit alors pour l’être humain, à défaut de comprendre la mort, de lui donner un sens. Enterrer ses morts, c’est penser le monde vivant comme le monde de la mort – le rituel funéraire constitue une préoccupation pour la vie du défunt dans l’au-delà – de façon spirituelle. Enterrer ses morts, c’est une manière de les conserver près de soi. On constate d’ailleurs que les enterrements rituéliques se sont généralisés avec la sédentarisation. Ainsi, le défunt n’est jamais complètement disparu. Il devient même le symbole de la chaîne humaine à laquelle chaque membre de la communauté s’identifie, autant qu’une figure transcendante de la terre où il repose[2]. Son corps, conservé et ritualisé, constitue le lien entre le monde des vivants et le monde de l’au-delà. Enfin, enterrer ses morts, c’est rendre hommage au défunt par la notion de dignité. A ma connaissance, les valeurs de dignité ou encore d’honneur sont propres à l’être humain. Par l’enterrement rituélique, le corps devient sacré. Si le traitement du cadavre peut différer selon les cultures[3], il n’en demeure pas moins que partout sur cette Terre, le corps du mort devient sacré, et que sa profanation est considérée comme un insupportable outrage[4].
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L’être humain a conscience de vivre et inéluctablement de mourir. A travers cela, il prend également conscience qu’il existe. Mais cette conscience implique une interrogation essentielle qui est celle du sens de son existence comme du monde qui l’entoure. Sachant la tâche impossible, ou plutôt au regard de la modestie de son savoir, l’être humain est contraint de donner lui-même un sens à ce monde. C’est à ce moment précis, au moment où il réalise qu’il est un être fini, voué à mourir dès la première seconde qui suit sa naissance, et qu’il fait dès lors l’objet d’un simple passage sur Terre que l’Homme devient un être spirituel. Car c’est alors que prenant conscience de la vie et de la mort, il vient nécessairement, et dans une certaine mesure inconsciemment, à s’interroger sur le sens de ce qui est pour lui le plus grand mystère qui soit : son existence et le but de celle-ci. En tant qu’être spirituel, il ne lui appartient pas – encore – de chercher à comprendre comment, mais bien davantage de comprendre pourquoi. Or à défaut de savoir, il lui faut inventer une réalité.
Donner un sens au monde…
Donner un sens à son existence est une nécessité humaine. Parce qu’il « débarque » mystérieusement dans un monde qu’il n’a pas fait, il appartient à l’être humain de découvrir le sens de ce monde afin d’y prendre sa place. « Tous les hommes désirent naturellement savoir » dit Aristote dans sa Métaphysique. L’être humain est comme un prisonnier qui ignore la raison de son incarcération, et dont l’ignorance rend fou bien davantage que ses conditions matérielles de vie. Au-delà du fait de survivre, ce qui tient davantage de son instinct, sa conscience le conduit à se questionner. Pourquoi ? Pourquoi le monde ? Pourquoi la vie ? Pourquoi la mort ? Quel est le sens de tout ceci ? Quelle place y tenons-nous ? Dans quel but ? Cette démarche d’interrogation métaphysique constitue ce qu’il y a de plus spirituel dans l’Homme tant elle ne lui apporte rien d’un point de vue rationnel. Pour autant, cette démarche essentielle est la condition de la recherche de la vérité. Dans Le sacré et le profane, Mircea Eliade, célèbre philosophe et historien des religions écrit ceci : « L’homme areligieux refuse la transcendance, accepte la relativité de la « réalité », et il lui arrive même de douter du sens de l’existence ». A notre époque profondément marquée par la méthode du doute cartésien, ces mots ont de quoi surprendre. Or précisons deux choses. La première est que, quand Mircea Eliade évoque le terme « areligieux », il ne parle pas de religion au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire au sens des religions que peuvent-être le christianisme, le judaïsme ou l’islam. Il évoque davantage la spiritualité de façon générale. La deuxième chose que l’on doit préciser, c’est que Mircea Eliade ne craint pas l’idée de doute, comme on pourrait le penser de prime abord. Au contraire, il pense que la spiritualité implique nécessairement le questionnement métaphysique, le pourquoi du comment que j’évoquais plus haut. Ainsi le spirituel, au même titre que la science du reste, ne doit pas sombrer dans le dogme, mais tout au contraire continuer à demander pourquoi. Le spirituel s’oppose au relatif en ce que demandant pourquoi, il engage l’idée de vérité, voire d’absolu. C’est précisément parce qu’il envisage un absolu que l’être humain peut chercher du sens à son existence. Car comment pourrait-il chercher la vérité, de quelque manière que ce fut (métaphysique ou scientifique) s’il n’avait pas pour conviction l’idée qu’existe un vrai absolu ?
En tant que tel, le monde n’est, pour l’être humain, qu’une étendue profane homogène, abstraite et relative. Le questionnement spirituel et l’expérience du sacré ont ainsi pour vocation de donner à l’Homme une dimension à la fois « intelligible » du monde, mais aussi « sensible ». Intelligible en ce que, par la quête spirituelle de sens, le monde qui entoure l’Homme lui devient compréhensible. Pensons à ce titre à la Théogonie d’Hésiode, œuvre fondatrice de la mythologie grecque et de la vision grecque antique du monde qui l’accompagna. Pensons encore au Dao de Jing du sage Lao Tseu, fondateur du Taoïsme. Pensons enfin aux textes sacrés des trois religions du livre, l’islam, le christianisme et le judaïsme. Tous ces textes, toutes ces philosophies et toutes ces religions ont constitué et constituent encore des réponses à la question pourquoi. A travers ces réponses, l’Homme a fabriqué du sens, et a rendu le monde qu’il habite intelligible, lui permettant d’y prendre place. Sensible enfin par l’expérience du sacré qui accompagne le spirituel, et qui se traduit par des symboles proprement matériels : les temples religieux par exemple (les mosquées, églises, synagogues, temples grecs consacrés aux dieux…), le menorah ou la kippa, le crucifix, la bible ou encore le coran. Ces objets et édifices, Mircea Eliade les regroupe sous le terme de « hiérophanie ». Une hiérophanie est une manifestation matérielle du sacré à travers un objet qui, de nature, n’est absolument pas sacré. En tant que telle, l’église n’est qu’une construction faite de pierres. De même que par nature, la Torah n’est qu’un ensemble de pages qui constituent un livre. Mais leur essence est transcendée par le regard spirituel que l’on pose sur eux. Ces objets sacrés constituent des repères au sein d’un monde qui n’en a aucun. De sorte que « dans l’étendue homogène et infinie, où aucun point de repère n’est possible, dans laquelle aucune orientation ne peut s’effectuer, la hiérophanie révèle un ‘point fixe’ absolu, un ‘centre’ » écrit Mircea Eliade. Ce rôle de repère, les églises qui trônent fièrement au milieu de nos villes et villages l’ont assuré des siècles durant, bénéficiant d’un statut à part par le rôle singulier qu’elles jouaient, tant visuel (repère géographique) que moral (repère de bien et de mal) et spirituel (repère métaphysique). De sorte que leur profanation a longtemps tenu de crime odieux (que l’on songe désormais aux églises que l’on détruit, faute de disposer des moyens pour les entretenir, et ce dans l’anonymat quasi-complet). En réalité on s’aperçoit, en étudiant les rituels des Hommes à travers le globe, que la possibilité d’habiter un espace du monde passe nécessairement par la sacralisation de cet espace. Car le monde ne devient un cosmos ordonné qu’après sa consécration. On le voit parfaitement à travers le rôle des églises, des mosquées, des temples grecs, bouddhistes ou hindous, lesquels se font les relais matériels des spiritualités qu’ils symbolisent sur Terre, rendant ainsi le monde habitable par la liaison qu’ils permettent entre le monde physique et le monde métaphysique. Chez les Arunta, tribu nomade australienne, un poteau doit être dressé au centre du campement et représenter un axe cosmique afin que le territoire devienne habitable et se transforme en monde. La sacralisation d’un espace permet de dessiner un point fixe sans lequel aucune orientation n’est possible. Sans point fixe, rien ne peut exister. On retrouve ici l’idée qu’un pays n’existe qu’à travers des frontières. Ce sont les frontières qui le finissent, donc le définissent. Sans frontière, pas d’orientation : seul un vague néant inhabitable et vulnérable. Ainsi, la sacralisation de l’espace vivable participe pour l’être humain de cette logique.
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Cela peut paraître paradoxal. Convenons-en. L’Homme spirituel entend vivre à travers l’expérience du sacré non parce qu’il souhaite s’inventer un au-delà transcendant, mais davantage parce qu’il désire se construire une réalité objective du monde. En sacralisant son espace, il entend ne pas être happé par un monde subjectif, sans limite, sans fin, illusoire même, et relatif. Le sacré, c’est l’absolu par opposition au relatif. Le sacré, c’est ce qui consacre l’idée qu’il n’existe pas des vérités, mais qu’il existe une vérité objective du monde et qu’à ce titre, cette vérité peut et doit être trouvée. Cette idée de vérité absolue est fondamentale en ce qu’elle permet d’instaurer une échelle de valeurs qui, par définition, est tout sauf relative. Car si le propre de l’Homme est de créer des valeurs, alors au nom de quoi distinguer l’humaniste du raciste ? Car la hiérarchisation des races n’est-elle pas une valeur pour le raciste ? Ainsi, ne peut-on pas dire que le raciste est porteur de valeurs et qu’il accomplit par celles-ci son humanité ? L’on dira alors que toutes les valeurs ne se valent pas. Certes, mais dans ce cas, comment les discriminer ? Les évaluer ? Au nom de quel critère sinon celui de l’absolu ? Notre époque postmoderne, marquée par la sécularisation, n’a hélas plus foi dans l’idée d’absolu en ce que précisément, elle considère l’absolu comme le terreau des absolutismes. C’est une crainte envisageable. Mais, abjurant la foi en l’absolu, elle laisse le champ libre au relatif. Dès lors, tout se vaut, il n’y a plus d’échelle de valeurs et on en vient à tolérer l’intolérable (notamment le fanatisme religieux au nom du droit à la différence et du multiculturalisme par exemple). Mais ce n’est pas tout. Parce qu’elle rejette l’idée d’absolu, notre société contemporaine a substitué celle-ci pour la remplacer par la science. Or, derrière ce qui semble une bonne chose se cache un piège. Car la science n’a aucune considération pour les valeurs. Elle ne regarde et ne discute que des faits, et les relations entre les faits. Pourtant, dans Pantagruel, Rabelais s’avise de nous prévenir que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Ou, dit autrement : des connaissances, quelles qu’elles soient, n’ont rien à apporter sans une dimension spirituelle pour les appréhender et leur donner du sens.
Ou en chercher la nature :
Je l’ai indiqué en introduction de ce texte. La condition de la quête de l’absolu, donc de la vérité, et quand bien même cette vérité passerait – et cela semble inévitable – par la science, c’est la question pourquoi. En tant que telle, la science n’est qu’un moyen. Inévitablement, la science, c’est-à-dire la matière, requière nécessairement les lumières de l’esprit, du spirituel. C’est une idée qui peut paraître absurde de nos jours. Or jamais cette idée n’a été aussi nécessaire depuis l’avènement de la science moderne. Mais analysons justement ce qui fait la spécificité de la science moderne. Tout d’abord, c’est avec Galilée et Descartes que naît la science moderne. Le premier, en inventant la lunette astronomique, et en montrant ainsi que l’on doit étudier les faits non en les observant, ni même en se fiant à ses sens, mais en fabricant des outils pensés à cet effet ; et le second par sa célèbre méthode philosophique du « doute cartésien ». Maintenant, en quoi consiste la science moderne ? Elle consiste en l’étude des faits indépendamment des causes de ces faits. La science moderne explique, mais ne cherche pas pour autant les causes. Elle observe des phénomènes et se borne à tenter de trouver des relations entre ces derniers. La théorie de la relativité générale d’Einstein en est un excellent exemple, en ce que ladite théorie est née de la volonté du scientifique allemand d’unifier la loi de la gravitation de Newton à sa théorie de la relativité restreinte. Le même phénomène se produit avec les recherches menées aujourd’hui par les scientifiques pour tenter d’unifier la théorie de la relativité générale avec la physique quantique. Tout ceci explique comment, mais ne dit pas pourquoi. Prenons un autre exemple, plus prosaïque. Nous savons qu’au niveau de la mer, à cent degrés, l’eau change d’état et se met à bouillir. Cette assertion est parfaitement scientifique. Du reste, pourquoi bout-elle ? Et pourquoi ne bout-elle pas à 101 degrés ? Ou à 99 ? Là n’est pas l’affaire de la science. L’observation et l’explication des phénomènes est du domaine de la science. En revanche, la recherche des causes – ou des fins – de ces phénomènes n’en est pas. Ainsi le but de la science moderne se résume, comme le suggère Auguste Comte, à comprendre pour mieux agir. « Savoir pour pouvoir, afin de prévoir » dit-il. La science moderne se doit d’être rationnelle, pragmatique et au service de l’action. Or le présupposé de l’idée selon laquelle la science n’a pour seule fin que l’action, c’est précisément que le monde que l’on observe est dépourvu de cause et de sens. De sorte que ce monde, cette nature qui nous entoure et que l’on habite, étant impossible à comprendre ou plutôt ne faisant guère l’objet d’un intérêt quelconque pour sa compréhension, devient une sorte de matériau malléable à l’envi. Ainsi, puisque cette nature ne répond d’aucun ordre, ni d’aucun mystère, elle n’a pas à être respectée sinon dans le seul cadre matériel qu’elle offre à la science moderne et, à travers elle, au progrès technique. Descartes ne décrit-il pas la nature comme une res extensa ? Une « chose étendue » dépourvue d’esprit qui n’a de définition que par ses mesures, ses dimensions et son caractère spatial ? La science moderne postule que, sans spiritualité, tout devient possible. La science moderne postule que, dépourvue de sens, d’un ordre que l’on chercherait à comprendre, la nature n’a pour seul intérêt que son utilité. Dans Les frères Karamazov, Dostoïevski émet l’hypothèse que si Dieu n’existait pas, tout serait permis. La science moderne avance que si Dieu est mort, tout devient possible techniquement. Soyons clair, je n’entends pas « Dieu » au sens du Dieu créateur chrétien par exemple. J’entends par « Dieu » l’idée spirituelle et métaphysique qui est celle du sens du monde. Dit autrement, s’il n’y a plus de questionnement spirituel du monde, tout est exploitable par la science et la technique. De façon générale, la science moderne nie l’idée qu’existerait une nature, une essence des choses. Ainsi nie-t-elle logiquement l’idée qu’existerait un ordre du monde, un cosmos pour reprendre le terme grec, au sein duquel l’être humain devrait prendre sa place avec humilité. Dans la logique de la science moderne, il semble abscons que l’Homme doive tenter de déceler le sens du monde afin de saisir ce qu’il y fait, et ce qu’il doit ou ne doit pas y faire. De cette courte démonstration, on peut déduire que ce qui guette l’Homme athée, déspiritualisé, c’est l’hybris. Chez les grecs anciens, ce terme désignait le péché d’orgueil, de démesure sinon de folie des Hommes tentés de se prendre pour des dieux. La science moderne, c’est la tentation d’être Dieu. De croire que rien n’existe au-dessus de l’Humanité. Et il n’est que d’observer le monde tel qu’il est aujourd’hui pour s’en convaincre, qu’il s’agisse d’écologie, de la manipulation du vivant, des nouveaux enjeux bioéthiques ou encore du transhumanisme. L’autre conclusion que l’on peut tirer de tout cela, c’est qu’il est nécessaire que l’être humain demeure à sa place, celle d’un simple vivant sur Terre. Pour ce faire, il est indispensable qu’il cesse de rejeter – ce que ne manque pas de faire la science moderne – cette conviction qui a animé entre autres la pensée occidentale pendant des siècles qui est que l’Homme ne peut pas et ne doit pas être son propre maître ou son propre Dieu. Cette querelle idéologique peut être résumée ainsi : d’un côté, ceux qui considèrent que l’Homme fait partie d’un monde qu’il n’a pas fait et qu’en ce sens, et parce qu’il est un être conscient, il lui appartient d’en découvrir le sens afin d’y prendre sa juste place. De l’autre, ceux qui considèrent que le monde n’a pas de sens, et qu’il est pour l’Homme une simple matière première, comme une sorte de matériau malléable à l’envi dans une optique rationnelle et matérielle de progrès infini. Ceux-là pensent que l’Homme n’est que ce qu’il veut être[5] et, de ce fait, qu’il n’a pas de nature.
Dépourvu de spiritualité, l’Homme ne se pose plus la question de sa place sur Terre. Il n’est alors plus tenu à rien, ni enraciné à quoi que ce soit, ni n’a de compte à rendre à qui que ce soit. Ce faisant, il s’octroie un blanc-seing technique lui permettant de solliciter de façon inconsidérée la nature à des fins matérielles et rationnelles qu’il s’empresse de qualifier de progrès pour mieux légitimer sa folie orgueilleuse. Ce fameux progrès technique dont on pense bien naïvement qu’il est la condition ultime du bonheur des individus (comme si un ouvrier du XXème siècle était nécessairement plus heureux et meilleur homme qu’un riche bourgeois du XIXème parce que doté d’un lave-vaisselle…). Le rempart à ce délire techniciste, à ce progrès scientifique insensée au sens propre du terme, c’est justement la quête de sens, c’est la question pourquoi. Le rempart, c’est la démarche de questionnement quant à la nature des choses, quant à l’existence d’une référence qui dépasse l’Humanité. Alors seulement, la science et la technique peuvent être raisonnables, en ce que l’activité de recherche et d’action auquel elles s’adonnent s’exerce dans le cadre des limites que fixent la nature des choses. Car il n’est jamais vain de rappeler que ni la science, ni la technique ne sont des choses neutres. A travers cette réflexion, il est deux écueils qu’il faut à tout prix éviter. Le premier est que la création échappe à son créateur. Dit autrement, que la science et la technique engendrent des méfaits que l’Homme ne puisse plus réparer. Cette question est évidemment au cœur des problématiques quotidiennes, comme je l’ai indiqué précédemment, qu’il s’agisse d’écologie ou encore de transhumanisme. Le deuxième écueil que l’on doit éviter tient au fait que nous annexons le bonheur de l’être humain au progrès scientifique, technique et matériel. Or nous avons vu que la science moderne, considérant le monde comme dépourvu de nature, de sens et donc de limites, est ainsi elle-même dépourvue de bornes. De sorte que le progrès scientifique, technique et matériel devient une utopie sans fin. Dans ce contexte, comment ne pas voir que, le bonheur que nous présageons et que nous aliénons à ce progrès scientifique sans fin ni limites, constitue en réalité une interminable fuite en avant ? Et comment ne pas voir que nous sommes ainsi condamnés à vivre avec frustration un présent de fait sans cesse démodé ? Donner un sens à cette fuite en avant – je l’ai indiqué précédemment – passe par la détermination du pourquoi du comment ; mais aussi par la recherche de la nature de l’Homme comme du monde dans lequel il aspire à vivre heureux. L’idée de bonheur n’est pas réductible au progrès. L’idée de bonheur n’existe que relativement à la nature des choses. Les Hommes ne peuvent être heureux qu’en réalisant leur nature, c’est-à-dire en faisant ce pour quoi ils sont faits, et il en va ainsi de tout ce qui est[6]. En somme, parce que la spiritualité est une valeur conservatrice, elle constitue un rempart à la folie scientiste en ce qu’elle cherche à comprendre la nature des choses, donc à fixer des limites. Elle est à la fois la condition de la compréhension du monde – elle se demande pourquoi ? – et un garde-fou.
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Finalement, quel est l’événement fondamental qui a contribué à séparer le scientifique du spirituel ? Il faut en revenir à Galilée pour comprendre ce qui a constitué un cataclysme dans l’histoire de la pensée occidentale. En 1610, Galilée eut l’idée de modifier un modeste instrument optique militaire, mis au point par des savants hollandais, pour en faire une lunette capable de grossir les objets. Son outil achevé, Galilée l’orienta aussitôt vers le ciel afin d’observer les étoiles comme nul autre avant lui ne l’avait fait. Les observations qu’il fit signèrent la fin du modèle géocentrique. Toutes les certitudes religieuses mais aussi scientifiques antérieures furent remises en question (ce qui avait déjà été entrepris à travers la « révolution copernicienne »). l’Homme prit conscience qu’il n’est qu’une poussière dans un océan qui n’a ni centre, ni limite, ni point fixe, ni repère. L’Homme comprit également qu’il existe des lois pour tout : la chute des corps, les marées, l’optique, le mouvement des planètes. Mieux, en étant capable de prédire le mouvement des planètes et des étoiles, la science moderne se faisait alors l’égal de Dieu. Ce fut le début du triomphe de la raison rationnelle (à défaut d’être raisonnable). Mais l’avènement de la science moderne conduisit presque logiquement à une erreur fondamentale qui fut de considérer que l’être humain n’avait plus besoin de spirituel ; que chercher à comprendre ce que l’on observait suffisait amplement, et que la question du sens et de la nature de ce monde était devenue désuète. En réalité, la spiritualité est nécessaire à la démarche scientifique, comme le montre le lien étroit entre science et philosophie, de l’Ecole milésienne au VIème siècle avant JC jusqu’à Descartes. Je veux être clair sur un point fondamental. Il ne faut pas entendre par « spiritualité » ce qui semblerait s’apparenter au dogme religieux. L’idée n’est pas là et l’on a vu à travers l’histoire les effets dévastateurs qu’ont pu avoir – et qu’ont encore – les religions s’agissant de la compréhension du monde. En revanche, ce qui doit être conservé d’elles, c’est l’idée que le monde a un sens, et qu’il appartient aux Hommes de le découvrir. La spiritualité peut parfaitement être areligieuse. Et j’ai la conviction qu’elle peut être d’inspirations diverses : philosophique, religieuse ou encore agnostique. J’ai même dans l’idée qu’une communauté culturelle peut en elle-même constituer une spiritualité pour ses membres à travers son histoire, ses patrimoines matériel et immatériel, ses coutumes, ses mœurs, ses valeurs, ses espoirs… Il n’est point nécessaire d’établir quelque dogme religieux que ce soit quand la question que l’on doit se poser est aussi simple que : pourquoi.
2. La spiritualité comme sel de la vie humaine
La spiritualité au cœur de la vie de chacun :
Chaque jour, nous vivons l’expérience du sacré. Chaque jour, nous mesurons, dans nos vies, à quel point nous sommes des êtres spirituels par cet attachement parfaitement irrationnel que nous sommes capables de porter pour des êtres vivants ou des objets. De nos jours, l’amour le plus singulier, le plus sacré, c’est bien entendu celui que nous portons à nos enfants. Toutefois, il n’en a pas toujours été le cas. Cet amour n’est-il pas culturel ? Si, c’est évident. Il y a quelques siècles encore, les enfants ne constituaient qu’une main-d’œuvre corvéable à merci au sein des fermes, et l’amour que l’on avait pour eux était relatif à leur utilité au travail. Mais peu importe. La culture est justement un axiome décisif de la condition humaine. L’amour entre deux êtres n’est-il pas chose sacrée ? A quoi ressembleraient nos vies sans amour ? Sans ces sentiments sacrés qui peuvent tantôt nous porter vers le zénith du bonheur comme vers les abysses de la souffrance ? Finalement, l’amour n’est-il pas une forme d’aliénation inutile et d’entrave au bonheur ? C’est précisément l’idée de deux philosophies que l’on qualifie de spirituelles. La première est le bouddhisme, laquelle postule entre autres que pour accéder au bonheur, il est important de se détacher des gens que l’on aime. Par exemple, la mort étant une chose inévitable, il serait plus souhaitable de ne point trop s’attacher afin d’éviter de trop souffrir du départ des êtres qui nous sont chers. La deuxième philosophie est le stoïcisme. Les stoïciens pensent, tout comme les bouddhistes, que le bonheur ne dépend d’aucune condition extérieure, mais simplement de soi. De sorte que, même dans la souffrance, même dans la misère, même en temps de guerre, la vie est aimable. Ces deux philosophies considèrent que le bonheur n’est durable que dans le cadre d’un travail sur soi, et donc qu’il ne dépend que de soi. Mais n’est-ce pas le sel de la vie que de s’attacher à d’autres êtres humains ? Pour le bouddhisme (mais on retrouve aussi cette idée dans l’Hindouisme), refuser l’amour, c’est rejeter l’idée d’annexer son bonheur à celui d’autrui, qu’il s’agisse de son conjoint, de membres de sa famille, d’amis ou plus généralement de son prochain. Or cette façon de considérer le bonheur n’est-elle pas parfaitement utilitaire ? Matérielle sinon proprement non-humaine ? Car il en va du sel de la vie que de s’adonner à la futilité de l’amour, de l’attachement ou encore de l’empathie. Aimer ne sert à rien. C’est un fait. On peut même penser avec Schopenhauer que, dans le cas du couple, l’amour n’est qu’un subterfuge chimique de la nature pour contraindre un homme et une femme à procréer. Or il est des amours, des sympathies, des liens d’affection forts qui n’ont rien d’utiles. Ces sentiments si forts, qui tantôt enivrent, tantôt aveuglent et tantôt donnent des ailes, ces sentiments ne nous rendent-ils pas humain ? Et ces sentiments, ces égards, cette tendresse, cet amour que nous aurons donné tout au long de notre vie ; comme ces choses pour quoi et pour qui nous nous serons battus parce qu’attachés à elles par l’âme et l’esprit, tout ceci n’aura-t-il constitué que de vaines aliénations ? Ou cela aura-t-il contribué à faire de nos existences des vies qui avaient du corps ? Pour ma part, au soir de mon existence, lorsqu’étendu sur mon lit de mort, je songerai à ma vie, à quoi penserai-je de plus important qu’à ma famille, mes frère et sœur, mes parents, mes neveux, mes enfants bien entendu. Je penserai aux femmes que j’ai aimées, et ne manquerai pas de regretter d’en avoir fait souffrir certaines. Je penserai à ceux qui m’auront fait l’immense honneur de m’avoir témoigné leur amitié. Je doute que je songerai à mon bilan professionnel, et à peine songerai-je aux quelques projets que j’aurai mené à bien et qui m’auront donné quelques orgueilleuses satisfactions. Non, je pense plutôt que je songerai à celle qui m’aura honoré de son amour éternel. Celle qui sera à mes côtés et qui enveloppera ma froide main dans la chaleur de la sienne lorsque je fermerai les yeux pour embrasser le long sommeil. Ces sentiments, d’apparence si futiles, ne sont-ils pas les moteurs de nos existences ? Que l’on relise ces quelques mots de Montaigne dans le livre premier des Essais, évoquant sa célébrissime amitié avec La Boétie, disparu peu avant : Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : ‘ Parce que c’était lui, parce que c’était moi. ‘ Il y a, au-delà de tout mon discours et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union ». L’existence de ces passions, de ces sentiments qui dépassent l’être humain constituent précisément sa nature en ce qu’ils n’ont rien de précisément utiles. Contrairement à ce que figure le stoïcisme et le bouddhisme – mais aussi les philosophies du « développement personnel » très en vogue aujourd’hui – le bonheur ne dépend pas que de soi. Comment pourrait-on être heureux en sachant son enfant atteint d’une maladie grave qui le ferait atrocement souffrir ? Quel travail sur soi serait assez puissant pour permettre le bonheur au sein du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau ? Et quel homme digne s’en contenterait ? Car il est une chose d’accepter son sort. Et c’est même bien souvent une nécessité. Mais il en est une autre de s’en détacher volontairement au nom du bonheur. En réalité, le bonheur ne dépend pas que de soi bien entendu. Le bonheur dépend de l’état du monde et de l’état de ses proches dont la vie est sacrée. Sans l’expérience du sacré qu’est l’amour, la vie serait terne, utilitaire et animale.
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C’est cette expérience du sacré qui structure notre personnalité, nos valeurs ou encore nos idées. Des lieux spécifiques (notre première maison, l’école de notre enfance, un lieu de vacances), des objets particuliers (le premier vélo, une peinture bon-marché dont l’achat fut l’objet d’une rencontre amoureuse, une montre sans grande valeur pécuniaire transmise par un grand-père bien-aimé[7]), des personnes à part (un professeur brillant, un voisin attentionné, une infirmière dévouée), toutes ces expériences du sacré montrent à quel point l’existence n’est pas seulement déterminée par la raison. Si la fonction première de l’Homme est d’assurer sa survie comme n’importe quelle espèce animale, c’est dans son caractère spirituel ainsi que dans sa capacité à s’attacher par l’esprit à certaines choses au-delà de leur utilité qu’il devient proprement humain. Le sacré, l’être humain en fait également l’expérience à travers les différents événements qui animent tels des rites d’initiation. De même que la consécration d’un espace pour l’habiter est une constante que l’on observe au sein de toute société humaine, de même chaque société humaine procède à une forme de consécration d’elle-même par le biais de rites, de fêtes et de traditions. S’agissant des rites, on observe aisément qu’il est des passages dans une vie qui consistent en des rites d’initiation. Que l’on songe par exemple au baptême, au baccalauréat, au permis de conduire, au premier logement loin des parents, aux études supérieures, à l’accouchement d’un enfant, au mariage ou au deuil d’un proche. Ces moments et ces épreuves sont pleinement constitutifs d’un être humain à titre individuel, comme d’une communauté humaine dans son ensemble en ce qu’ils façonnent l’esprit commun. Claude Lévi-Strauss le confirme par ces mots : « Qui plus qu’un ethnologue serait convaincu que les rites jouent dans la vie sociale et morale un rôle essentiel ? » Ces rites communs, ces expériences que chacun au sein du groupe a vécu sont autant de forces communes qui participent de la constitution d’un égrégore.
L’importance des fêtes et traditions :
Toutes les sociétés humaines possèdent leurs fêtes et traditions. Elles sont utiles à plus d’un titre. En premier lieu, elles favorisent bien évidemment la cohésion, le sentiment d’appartenance et l’homogénéité d’un groupe. Elles incarnent une sorte d’absolu que préserve leur caractère sacré. Cet absolu est d’autant plus fondamental qu’il permet de préserver et de transmettre une culture ou un patrimoine. Par leur répétition, les fêtes et traditions rappellent un ordre et constituent un point de mémoire du passé ainsi qu’un lien entre celui-ci et le présent. Ce lien entre le passé et le présent est fondamental en ce qu’il est un trait d’union entre les morts et les vivants, permettant du même coup d’inscrire les individus qui composent une société humaine dans une histoire qui les dépasse. On ne peut mesurer correctement le caractère sacré des fêtes qu’en les opposant à la vie quotidienne. Les fêtes marquent une rupture avec le temps profane. Bien que placées à certains moments précis, elles figurent un temps hors du temps et consacrent celui-ci tout en l’abolissant momentanément. Les fêtes sont souvent l’occasion de construire et reconstruire un lien avec le non-humain, ou le cosmos que figuraient les grecs anciens. Ainsi, il n’est pas surprenant de constater que les fêtes ont bien souvent la nature pour inspiratrice – qu’il s’agisse du mouvement des planètes, des marées, du soleil, de la lune, des solstices ou encore des équinoxes. Ensuite, les fêtes marquent tantôt le respect d’un ordre établi, tantôt un désordre libérateur (le carnaval par exemple). Toutefois, même les fêtes du désordre, par leur caractère transgressif, purificateur et exceptionnel, souligne justement l’existence d’un ordre, d’un sens précis. Nos sociétés modernes et sécularisées voient dans les fêtes et traditions des cultes oppressifs, et préfèrent à celles-ci les loisirs et spectacles déspiritualisés, moins clivants, plus ludiques[8] et surtout plus individualisables et détachés de la notion de communauté. En réalité, les fonctions remplies par les fêtes et les traditions vont bien au-delà du domaine religieux en ce qu’elles revêtent un caractère profondément spirituel indispensable aux individus comme à la société humaine à laquelle ils appartiennent.
Par leur pérennité et leur régularité, les fêtes et traditions rappellent aux individus qui composent une société humaine qu’ils prennent part à un grand-œuvre qui dépasse leur condition de simple mortel. Car l’Homme a besoin de savoir, sinon de comprendre qu’il participe d’un « tout », lequel transcende la fugacité de sa vie humaine. Aucune communauté humaine ne peut aspirer au bonheur spirituel sans l’idée que les individus qui la composent sont entourés de produits, de choses, d’édifices, d’œuvres ou encore de valeurs plus pérennes que la vie des Hommes qui les ont élaborés. Aucun monde ne peut être bâti sur la politique de la tabula rasa. « L’œuvre et ses produits – le décor humain – confèrent une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain » écrit Hannah Arendt dans Condition de l’Homme moderne. Les fêtes et traditions sont selon moi de l’ordre du décor humain dont parle la philosophe allemande.
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En réalité, aucun espace commun ne peut exister en tant que société si les principes qui l’animent ont pour durée de vie l’échelle d’une existence humaine. A ce titre, on peut se demander si une société a intérêt à séparer le spirituel du temporel. C’est ce à quoi je vais tenter de répondre à l’occasion du prochain texte : Spiritualité et sacré comme conditions de la légitimité du pouvoir politique.
Victor Petit
[1] S’agissant des animaux, l’idée de beau ne doit pas être confondue avec celle d’instinct. Quand la femelle paon est séduite par la roue majestueuse du mâle, ce n’est pas par goût du beau, mais par instinct de reproduction et de conservation de l’espèce.
[2] Cette terre où reposent les défunts constitue la fameuse terra patria, la terre des pères d’où provient la notion de « patrie ». L’attachement et l’enracinement d’une communauté à une terre se fait en premier lieu à travers les sépultures des ancêtres.
[3] A Madascar par exemple, certaines tribus déterrent le mort, l’enveloppent de tissus blancs et dansent avec lui autour de la tombe. Sept ans plus tard, le corps est exhumé pour procéder de nouveau à cette danse rituelle. C’est le rite du Famadihana. En Indonésie, les Toraja exhument chaque année les corps avant de les coiffer, de les habiller et de les promener à travers le village.
[4] Dans Antigone, la tragédie de Sophocle, le personnage qui est généralement présenté comme le plus subversif est Antigone. Par sa volonté d’ensevelir le corps de son frère, elle entend préserver celui-ci des charognes et lui accorder la dignité que mérite tout défunt. Ce faisant, elle s’oppose aux ordres de Créon, son oncle, Roi de Thèbes, lequel avait menacé de mort quiconque tenterait de recouvrir le cadavre de Polynice, frère d’Antigone. En réalité, Antigone entend juste accomplir un rite éternel qui est celui de l’ensevelissement d’un corps mort. Le personnage subversif est bien plutôt Créon, dont la portée du châtiment va au-delà de toute humanité, faisant de lui un « presque-Dieu ».
[5] A ce titre, la théorie du genre est un exemple édifiant.
[6] C’est une vérité collective, à l’échelle d’une espèce et même du monde, mais c’est tout autant une vérité individuelle. Car que l’on y songe un instant. Personne n’est heureux de vivre dans l’opulence. L’opulence n’est pas une fin. Tout juste est-elle un moyen ou un dégonfleur d’égo. En revanche, chacun s’accomplit quand il réalise sa nature, ce pourquoi il est fait. Celui qui est doté de l’oreille absolue réalise sa nature en étant musicien, pas cuisinier. De même que celui qui a la bosse des affaires réalise sa nature en étant businessman, pas instituteur. Cette idée est celle du telos (« finalité » en grec) d’Aristote selon laquelle ce qui existe ne saurait exister autrement que relativement à sa finalité.
[7] En tant que symbole fort représentant une personne chère, comme ne pas voir dans cette montre une hiérophanie ?
[8] L’avènement d’Homo Festivus selon le néologisme de Philippe Muray. Je reviendrai sur cette idée à l’occasion d’un prochain article.