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Nos sociétés occidentales, depuis longtemps sécularisées, sont nettement marquées par la séparation du spirituel et du temporel. Cette séparation s’est opérée fort logiquement avec l’avènement de la pensée rationnelle au XVIIème siècle (voir le paragraphe consacré à la science moderne de l’article précédent : Spiritualité et sacré comme conditions de la quête de sens). Toutefois, sans me lancer dans de hasardeuses considérations historiques, la séparation du spirituel et du temporel est bien plus ancienne et remonte au début du XIVème siècle lorsque naît la doctrine gallicane à l’occasion du conflit qui oppose Philippe Le Bel au pape Boniface VIII. On peut même se demander si d’une certaine manière, le fondement idéologique du gallicanisme ne constituerait pas, avec six siècles d’avance, les prémices de ce qui allait devenir la laïcité. La question que je vais poser ici est la suivante : le pouvoir temporel peut-il exister indépendamment du pouvoir spirituel ? Cette question en suggère une autre : doit-il exister un pouvoir spirituel ? Si l’on se réfère à l’article précédent, nous avons constaté que le spirituel est une manière indispensable de tempérance des ardeurs rationalistes et technicistes de l’Homme en ce qu’il considère que le monde a un sens et une nature, lesquels constituent un cadre et fixe des limites à l’action humaine. Le spirituel, c’est ce qui préfigure un ordre supérieur à l’Homme. C’est donc ce qui l’oblige vis-à-vis d’une entité qui le dépasse. Oui, il doit exister un pouvoir spirituel. La question de sa forme exige l’ouverture d’un autre débat. Mais le fait est que la dimension spirituelle constitue tantôt une condition de l’humanité (c’est par la spiritualité que l’Homme quitte l’état de nature en ce qu’il cesse de penser le monde sous un prisme unique : sa survie et la satisfaction de ses besoins), tantôt une nécessité pour contenir la tentation de l’hybris. Ainsi, je vais poser la question suivante : Les Hommes peuvent-ils, ou plutôt doivent-ils se gouverner entièrement par eux-mêmes ? Et peuvent-ils seulement faire confiance à leur raison à cet effet ? Cette interrogation posée, je tenterai de montrer en quoi le pouvoir des Hommes doit se former sur une assise spirituelle pour exercer légitimement son autorité.
- Le spirituel comme principe de légitimation du pouvoir :
La politique a pour principe fondamental de commander à des hommes libres, ce qui en soit est un paradoxe. La nécessité qu’existe un pouvoir tient au fait que si les Hommes sont faits pour vivre en société, ils n’en sont pas capables spontanément. Ainsi, la question fondamentale que doit se poser une société telle qu’une nation, à laquelle incombe la responsabilité de commander à des hommes libres, est celle de la nature de ce pouvoir. Plusieurs réponses ont été proposées dont voici quelques exemples. Il y a l’anarchie. C’est-à-dire l’idée que le pouvoir est une perversion, un vice de l’Homme ambitieux et affamé de puissance. A travers cette idée, on considère que la société est capable de fonctionner sans pouvoir. Il y a une autre réponse possible qui est celle de l’économisme, laquelle postule que les seules lois qui valent sont celles du marché. Ici, on avance que le pouvoir représente une menace pour l’équilibre naturel de la liberté et des échanges, et que de ce fait, il doit se restreindre au régalien. Ces deux premières réponses ont pour point commun l’absence de pouvoir. Or qu’il s’agisse de l’anarchie ou du libéralisme économique, sans pouvoir coercitif et régulatif, on constate très rapidement qu’apparaissent tôt ou tard des relations de pouvoir (pouvoir des classes prolétaires, des classes aisées, des syndicats, des oligarques…). Une autre voie est bien sûr celle de la démocratie. Dans son Contrat social, Rousseau chante ses louanges par ces mots : « Chacun s’unifiant à tous n’obéit qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». De ce fait, la démocratie exclut l’idée de pouvoir au profit de ce que l’on pourrait qualifier de « despotisme de la majorité ». La démocratie, qui aspire à ce que les Hommes se gouvernent eux-mêmes, instaure en réalité une forme de pouvoir qui est largement oppressive et astreignante pour la simple et bonne raison que ce pouvoir est censé s’exercer au nom de tous (donc de personne). Parce que le vote pour l’élection des gouvernants consiste en une délégation de pouvoir au nom de la volonté du peuple, la démocratie en tant que telle délivre un blanc-seing à ces derniers. Le danger de ce type de pouvoir réside dans le sentiment d’invulnérabilité que confère l’idée d’être l’élu du peuple. La démocratie a pour vocation de donner l’illusion qu’il n’y a pas de pouvoir précisément par le fait de confier le pouvoir à tous.
Or le pouvoir est une nécessité. Il est illusoire de tenter de le cacher. Nous l’avons vu, il renaît toujours d’une façon ou d’une autre. La seule solution est de rendre le pouvoir juste. Car la justice consiste à combiner l’exercice du pouvoir politique avec le maintien de la liberté des individus. L’enjeu est de déterminer ce qu’est un pouvoir juste. On serait tenté de répondre qu’un pouvoir juste réside dans une organisation politique administrée par un contrat social et encadrée par un système de lois auquel ledit pouvoir demeure soumis. C’est ce qu’on désigne par le terme « état de droit », notion très fréquemment utilisée mais dont le sens est en réalité flou. Car ainsi défini, on pourrait parfaitement qualifier le régime sud-africain d’apartheid comme relevant de l’état de droit. Etait-ce un régime juste pour autant ? En réalité, la justice implique nécessairement l’idée de morale. Il ne peut pas en être autrement. Les modernes considèrent que, pour être juste, le pouvoir doit être neutre et indépendant de toute morale. Or c’est une impasse. Concevoir un pouvoir juste implique une certaine idée de la vie bonne, donc une conception morale particulière qui va permettre de fixer les limites du bien et du mal.
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Mais sur quel fondement idéologique concevoir un pouvoir juste ? La première réponse que l’on peut envisager nous vient de Blaise Pascal (encore qu’on retrouve cette idée chez Bodin ou Machiavel). Dans ses Pensées, Pascal écrit ceci : « Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ». Selon lui, la loi du plus fort est dans la nature des choses humaines. Ce faisant, on ne peut concevoir un pouvoir juste autrement qu’en rendant le fort juste, à défaut de pouvoir rendre le juste fort (la force étant quelque chose avec laquelle on ne négocie pas…). Cette réponse pascalienne est une tentative de légitimation du pouvoir absolu, lequel, par l’usage de la force, corrompt la justice. Les Hommes ne respectent-ils la justice que dans la seule mesure où ils y sont contraints ? La force et la justice sont, selon Pascal, deux forces irréconciliables. Car « la justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique » écrit-il. Dès lors, la solution est de conférer artificiellement à la force une légitimité qu’elle n’a pas… en faisant croire qu’elle l’a bien entendu[1]. Mais si la justice requiert la force, alors il n’existe plus aucune autonomie morale. Si l’on impose une conduite considérée comme juste par la force, les individus se comportent-ils réellement de manière juste s’ils sont contraints à agir comme tel ? En réalité, la force n’a que faire de la justice. La deuxième réponse envisageable est celle du pouvoir temporel qu’incarne la démocratie. Dans cette perspective, je l’ai évoqué, le pouvoir juste relève d’une convention collective conclue entre les citoyens. L’idée est que, comme ils sont incapables de définir ce qui est juste (on retrouve ici les conséquences de l’idéologie des Lumières pour laquelle il n’existe aucun absolu, donc aucune vérité), les Hommes vont eux-mêmes se mettre d’accord sur ce qui est juste afin d’établir un contrat. C’est ce contrat (le fameux contrat social cher à Rousseau) qui va ainsi définir la manière dont les Hommes vont se traiter mutuellement. Étonnamment, il y a un point commun entre la démocratie et l’idée de Pascal. Chez Pascal, le pouvoir est exercé par la force d’un Homme, seul, qui va dire le juste. En démocratie, c’est l’expression de la volonté générale (si tant est qu’elle existe) qui va dire le juste. Alors en apparence, la démocratie semble ainsi être un système qui satisfait tout le monde. Mais elle comporte un biais. En démocratie, la justice consiste à faire que tous les hommes soient traités de façon équitable. Or de cela découle un dilemme essentiel. En effet, la justice existe-t-elle lorsque les Hommes égaux sont traités également, et les Hommes inégaux inégalement ? C’est ici la conception antique et téléologique de la justice, brillamment décrite par Aristote. Ou la justice existe-t-elle lorsque tous les Hommes sont traités de la même manière ? Question qui figure la conception moderne de la justice démocratique. Dit autrement, la justice réside-t-elle dans le fait de traiter différemment des Hommes qui sont différents ? Ou la justice réside-t-elle dans le fait de traiter de la même manière des Hommes qui sont différents les uns des autres ? On comprend que la conception antique de la justice postule que la justice est relative à la nature de l’individu, et à la juste place qui doit être la sienne. Alors que la conception démocratique moderne de la justice avance que ce qui est juste n’est juste que par l’autorité d’un cadre identique, mécanique et rationnel auquel tous les Hommes, quels qu’ils soient, doivent être soumis (de là les problématiques contemporaines « d’égalité des chances » ou encore de « discrimination positive »). Parce que cette conception moderne de la justice fait l’objet d’un contrat entre les Hommes, elle engendre fatalement une égalité radicale entre eux, et ce dès l’instant où il est admis que cette conception constitue le fruit de la volonté générale[2]. Car il faut bien entendre que le contrat supposant l’égalité des contractants, il suppose également que la justice réside dans l’égalité totale de traitement pour tous les Hommes quelles que puissent-être les inégalités qui les différencieraient. A l’heure où j’écris ces lignes, l’actualité nous fournit une preuve étonnante de ce que la démocratie change l’égalité en égalitarisme. En pleine crise de Coronavirus en France, alors que des maires ont pris des arrêtés pour obliger leurs administrés à porter un masque pour sortir de chez eux, le Ministre de l’Intérieur Christophe Castaner déclare vouloir mettre tout en oeuvre pour casser ces arrêtés. Parmi les motifs invoqués, le désir d’égalité : « Parce que certaines communes peuvent avoir les moyens d’équiper l’ensemble de leur populations en masques, quand d’autres ne l’auraient pas » explique-t-il. Ubuesque ! Mais on peut déceler ici une autre différence fondamentale entre la conception antique de la justice démocratique et la conception moderne de celle-ci. Selon Platon par exemple, la justice réside dans le fait de ne pas nuire à autrui. Ainsi dans cette conception, les Hommes pensent relativement au bien des autres Hommes. Chez les modernes, la justice, contractuelle, consiste à faire qu’aucun Homme ne puisse être traité différemment d’autrui. Dans cette vision, les Hommes pensent en premier lieu relativement à eux-mêmes. Cette primauté de l’intérêt de l’individu s’incarne dans la morale de Kant par le célèbre principe d’universalité : « Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’autrui te fasse ». Ce que tu n’aimerais pas qu’autrui te fasse. Ces quelques mots, anodins en apparence, illustrent de façon éclatante la différence avec la conception antique de la justice démocratique. Car que disent ces mots ? Ils disent qu’en tant que moderne, le bonheur d’autrui ne peut exister que relativement à mon bonheur personnel. Cette conception rejette l’idée de responsabilité de l’individu à l’égard de son prochain, et consacre comme juste la seule responsabilité de l’individu à l’égard de lui-même. Dans Du contrat social, Rousseau écrit : « Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous ? » Ainsi, l’inclination des Hommes pour la justice relève in fine d’un calcul intéressé. Or une justice utilitaire n’est-elle pas injuste ? Au-delà de cette question, on constate une profonde vacuité dans cette idée de justice qui exclut le principe d’équité. Il est d’ailleurs intéressant de donner la définition que donne le Larousse de ce terme : « Qualité consistant à attribuer à chacun ce qui lui est dû par référence aux principes de la justice naturelle ». Ce qui lui est dû. On reconnait dans ces mots la vision antique de la justice, fondée sur la nature des choses quand, à l’opposé, le principe suprême prôné par la conception moderne de la justice démocratique réside purement et simplement dans l’égalité. N’ayant pour seul paradigme que l’égalité – et Tocqueville l’a admirablement démontré – et non plus l’équité, nos sociétés démocratiques modernes deviennent paradoxalement injustes[3]. Or la question que l’on doit se poser est la suivante : le principe d’égalité est-il juste, et surtout, peut-il à lui seul légitimer le pouvoir politique ?
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Résumons en quelques mots la conception moderne du pouvoir. La démocratie considère que le pouvoir ne peut être la propriété légitime d’aucun Homme. La démocratie estime que le pouvoirfcadre juste doit être exercé par tous les Hommes, considérant qu’entre les mains d’un seul, le pouvoir est mauvais. Le pouvoir est une chose bien trop grave pour le confier à un unique Homme, ce à quoi on peut souscrire. Le raisonnement démocratique est le suivant : si le pouvoir entre les mains d’un Homme est mauvais, il faut le donner à tous. Mais il y a là un problème. Si le pouvoir d’un Homme est mauvais et illégitime, le pouvoir de tous les Hommes l’est également précisément en ce que ce que les Hommes sont tout autant humains, donc imparfaits. Et que si l’ambition et la vanité servent le pouvoir du seul Homme qui gouverne, les intérêts individuels ou corporatistes gouvernent tout autant la pluralité des Hommes à qui le pouvoir est donné, et ce au détriment du bien commun. Rappelons-nous l’idée de Rousseau selon laquelle les Hommes votent pour eux-mêmes. Une fois dit cela, il est aisé de comprendre qu’alors détenteurs du pouvoir, les Hommes soient tentés de gouverner en premier lieu pour eux-mêmes. Et de conclure que le pouvoir n’est pas plus juste, ni plus légitime parce qu’il change de forme ou de propriétaire. Ainsi, la démocratie en tant que système miraculeux est une illusion en tant que telle. Et on le constate très vite lorsqu’on songe au fait que le tiers élu en tant que délégué de la prétendue volonté générale détient en réalité, seul, le vrai pouvoir. Un pouvoir exercé par des Hommes n’est jamais vraiment juste précisément en raison de leur nature humaine. En réalité, un pouvoir qui ne serait pas intégralement humain serait bien plus juste. Car pour qu’un pouvoir soit juste, il est nécessaire que les agents de ce pouvoir ne soient pas entièrement déterminés par l’imperfection de leur condition humaine. Il ne s’agit pas de penser ici que les Hommes devraient être gouvernés par des Dieux (une théocratie), ce qui feraient d’eux les simples pantins de leurs croyances. L’enjeu est de trouver un équilibre entre l’arrogance de l’idéal démocratique qui prétend que les Hommes sont parfaits et capables de se gouverner eux-mêmes par la raison, et l’idée que les Hommes ne peuvent être gouvernés qu’en tant que marionnettes de leurs superstitions. Il s’agit donc d’instaurer un pouvoir spirituel en complément du pouvoir temporel. Car tout pouvoir, pour être légitime, se doit de comporter quelque chose de sacré. Et il en est ainsi depuis l’aube de l’humanité. Alors de quoi est fait ce pouvoir et dans quoi réside-t-il ? Il réside dans l’idée qu’existe une entité sacrée, supérieure aux Hommes, et que les agents du pouvoir gouvernent non pour le compte des Hommes, mais précisément pour le compte de cette entité sacrée. Cette entité sacrée, ce n’est ni une révélation, ni une superstition, ni un savoir spécifique[4], ni une idéologie. Dans notre société moderne et sécularisée, cette entité, c’est la nation en tant qu’elle constitue un cosmos ordonné ; et avec la nation, la culture et la conception du bien commun qui lui sont propres. La justice ne se conçoit alors non en vertu d’un principe contractuel, arbitraire et résolument coercitif, mais au nom d’une cause commune autrement plus légitime. Mais comment faire que les gouvernants agissent au nom de cette entité sacrée ? Pour ce faire, il est important que les rites existants et attenants à leurs fonctions soient respectés, sinon restaurés s’ils avaient été abandonnés. Il est fondamental que subsiste un décorum constitué de rites et de symboles afin que chaque instant, les détenteurs du pouvoir se souviennent qu’à aucun moment ils agissent en tant qu’Hommes et pour le compte d’autres Hommes, mais au nom de la nation et pour le compte du bien commun, et ce afin d’écarter toute tentation qui serait motivée par un intérêt personnel. Dans le paragraphe suivant, je m’attacherai à montrer en quoi peut bien consister ce décorum, et quelle est son utilité.
2. L’importance du sacré, des rites et des symboles :
Le pouvoir ne peut être considéré comme légitime s’il est dépourvu de toute expérience du sacré. Ou plutôt, c’est l’expérience du sacré qui rend le pouvoir légitime. Les rites qui accompagnent l’exercice du pouvoir, de même que les symboles de celui-ci sont fondamentaux en ce qu’ils rappellent régulièrement – voire constamment – aux gouvernants (du plus humble maire jusqu’au Président de la République) le poids de leur charge. Il est fondamental que le détenteur du pouvoir prenne conscience, à travers les rites et symboles qui constituent le décorum sacré, que la charge – et le terme est choisi à dessein – qui lui incombe dépasse sa propre personne. Et que dès lors, il s’inscrit dans une tradition au service d’une cause bien plus importante que lui. En acceptant cette charge et en se soumettant à ces rites et à ces symboles, il embrasse l’idée d’être non un délégué du pouvoir mais, comme le suggère Patrick Buisson, d’en être l’incarnation. Car le délégué est celui qui détient humainement et personnellement le pouvoir quand celui qui l’incarne n’agit qu’en tant qu’il n’est qu’intermédiaire, voire un simple outil au service d’une mission qui le dépasse. Cette exigence de dépouillement de soi en vue d’une cause juste – la nation et le bien commun – c’est ce qui permet au pouvoir d’être légitime. Et c’est précisément le sens de la célèbre formule de Péguy, dans Notre jeunesse : « Tout commence en mystique et finit en politique ».
« Tout commence en mystique et finit en politique » :
Ces mots de Péguy sont complétés de ceux-ci : « […] l’essentiel est que, dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit pas dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance ». Que signifient ces mots ? Avant tout, il convient d’éviter toute méprise. Péguy n’utilise pas le terme « mystique » dans son acception religieuse. Il n’utilise pas non plus ce terme de façon à décrire de manière péjorative des illuminés qui se donneraient pour but l’exercice du pouvoir. Par ce terme, il évoque davantage la nécessité d’une forme d’exigence spirituelle des détenteurs du pouvoir, d’une sorte de fermeté intérieure au service d’une cause sacrée qu’ils prétendent incarner. Parce que cette cause dépasse les Hommes, leurs intérêts, leurs désirs, leurs pulsions et leurs besoins, parce qu’elle est supérieure à leurs vices et ambitions, son incarnation par les détenteurs du pouvoir exige d’eux un sens certain du sacrifice, de la gratuité de même qu’un refus catégorique de toute possibilité d’accommodement. Un Homme qui détient le pouvoir est corruptible. Mais lorsque le caractère sacré de la charge écrase chez lui toute tentation égotique ou toute velléité d’enrichissement personnel, alors cet Homme rejette toute possibilité de corruption. Tout détenteur du pouvoir doit être, avant tout, abreuvé de l’expérience sacrée de la cause pour laquelle il entend gouverner. Ce n’est qu’à ce titre qu’il est capable d’agir avec abnégation et dévouement au service du bien commun. Pour une société humaine, la mystique, c’est ce qui relève de son histoire, de ses traditions, de sa culture, de ce qui fait le lien entre ses membres. La mystique va au-delà de la politique politicienne, des intérêts partisans et même de l’idéal. La mystique n’est pas de l’ordre du rationnel. La mystique considère qu’il existe une cause et un ordre qui sont plus importants que les utopies humaines. La mystique s’oppose à la raison ; raison dont l’essence pragmatique peut laisser place aux compromissions. Si l’idéal humain réside dans la paix, alors la raison politique d’une nation occupée exigerait de capituler devant l’ennemi. L’utopie rationnelle des Hommes peut ainsi accoucher des plus viles compromissions. La mystique en revanche, considérerait que la cause va au-delà des principes humains, de sorte que, tenus par le caractère sacré de cette cause, les Hommes refuseraient la défaite et se battraient pour la défense de celle-ci[5]. On peut résumer cette idée comme suit. En dehors du domaine religieux, est considéré comme sacré ce que chacun tient pour une valeur suprême, ce pour quoi il donnerait sa vie. A l’échelle du peuple, conserver l’idée de sacré permet de lutter contre tout ce qui peut agresser, voire bouleverser l’ordre établi (fanatisme religieux, idéologies etc.). A l’inverse, une société profane est une société où règnent les seuls intérêts individuels. La mystique est cette dimension transcendante qui permet aux Hommes, et surtout aux détenteurs du pouvoir, d’aller au bout de leur volonté au nom d’un intérêt supérieur sacré. En revanche, une société humaine entièrement profane et neutre ne peut parvenir, en cas d’agression, à soulever les ardeurs des Hommes. Car ne voyant aucune cause plus grande qu’eux-mêmes à défendre, ils pensent en premier lieu à leur propre conservation et font fi de toute solidarité et d’esprit de sacrifice.
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« La mystique républicaine, c’est quand on mourait pour la République ; la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit » écrit Péguy. Du reste, il ne faut pas oublier que c’est au nom de la mystique, du caractère sacré d’une cause que tant d’exactions ont été commises, que tant de guerres ont été menées, que tant de crimes odieux ont été perpétrés. Du reste, si l’on s’en tient de façon basique à l’exercice du pouvoir, et si l’on refuse de juger moralement la cause au nom de laquelle ce pouvoir est exercé, on conclut que la légitimité du pouvoir ne peut venir que du caractère profondément spirituel et sacré de cette cause. La cause précède le pouvoir. Par « mystique », Péguy n’entend nullement faire l’éloge de l’ancien régime. Il indique que c’est la cause, par son caractère transcendant, qui légitime le pouvoir et donne aux détenteurs de celui-ci la capacité de faire autorité. Le philosophe contre-révolutionnaire Joseph de Maistre ne pense pas autre chose lorsqu’il écrit : « Il faut toujours que l’origine du pouvoir se montre hors de la sphère du pouvoir humain ». C’est aussi pourquoi il est fondamental que les détenteurs du pouvoir politique – et c’est encore plus vrai s’agissant des hauts-gouvernants – incarnent une certaine transcendance, une image de protecteurs de la cause sacrée et du bien commun. Cette impression de transcendance, cette sensation d’incarner quelque chose de plus grand et de plus important que soi passe par l’usage de symboles et la soumission à des rites.
Le décorum :
J’entends ici par ce terme l’étiquette et l’apparat spirituels qui confèrent sa légitimité au pouvoir. L’apparat est constitué de multiples symboles, souvent matériels quand l’étiquette est composée de rites. Dans Les rites comme actes d’institution, Pierre Bourdieu écrit ceci : « Parler de rite d’institution, c’est indiquer que tout rite tend à consacrer ou à légitimer, c’est-à-dire à faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire […] ». Le rôle du rite est d’instituer un ordre établi, de consacrer celui-ci et de le sanctifier. S’agissant de l’exercice du pouvoir, le rôle du rite est d’investir un Homme d’une mission de préservation de cet ordre sacré. Si Bourdieu considère que le rite a pour vocation de faire connaître et reconnaître l’Homme à travers son changement de statut, je considère pour ma part que le rite a plutôt pour objectif de rappeler à l’Homme qu’il n’est qu’un bras armé au service d’une mission plus grande que lui. Les rites, comme les symboles, écrasent l’Homme et l’obligent. En accomplissant des gestes qui le dépassent, en prononçant des paroles qui ne lui appartiennent pas, il s’inscrit dans une histoire qu’il accepte de servir avec humilité. Songeons par exemple à la cérémonie d’investiture du Président de la République, ou encore à la réception du titre honorifique de Chanoine de Latran, tradition qui existe depuis Henri IV. Cette distinction est de plus en plus critiquée en vertu du principe de laïcité. Or ce titre s’inscrit davantage dans le cadre d’un héritage qui oblige, non pas Emmanuel Macron en tant que personne, mais davantage le Président de la République en tant que fonction. Les rites ont pour vocation d’effacer l’Homme en tant qu’individu. C’est lorsqu’ils sont personnifiés, comme le figure Bourdieu, que les rites tournent au culte et à la courtisanerie. Mais lorsque les rites restaurent la cause sacrée comme intérêt supérieur, l’Homme prend alors conscience d’être modestement l’outil de celle-ci.
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Les symboles jouent également un rôle majeur dans la consécration de la mission des détenteurs du pouvoir. Lors de la cérémonie d’investiture du Président de la République, on peut noter que le nouveau Président se voit épingler à la boutonnière la rosette de la Grand-Croix, avant de se voir présenter le grand collier de Grand Maître de l’ordre de la Légion d’Honneur. Je ne me lancerai pas ici dans une énumération exhaustive des rites et symboles du pouvoir. Mais on peut aisément dresser le constat que ces rites et symboles sont largement considérés comme désuets aujourd’hui, voire progressivement abandonnés. Ce qui, outre le manque de résultats des détenteurs du pouvoir, participe de la désacralisation du politique et de la délégitimation du pouvoir des gouvernants – le manque de résultats étant d’ailleurs la probable conséquence de la désacralisation du politique soudainement redevenu humain. L’évolution de la photo officielle des Présidents, qui existe depuis Adolphe Thiers, est un exemple saisissant de la disparition de la symbolique dans l’exercice du pouvoir en France laquelle prend fin pendant la Vème République. Alors que les Présidents De Gaulle et Pompidou posent, pour le portrait officiel, vêtus de la panoplie complète du chef de l’Etat français (comportant les symboles du pouvoir : la grand-croix de la Légion d’honneur et le collier de grand maître de la Légion d’honneur), Valéry Giscard d’Estaing s’affiche en simple costume de ville. Ce choix « disrupteur », selon le terme désormais consacré, tient du fait que le Président Giscard d’Estaing avait axé sa campagne sur sa modernité et sur sa jeunesse. Le Président Giscard d’Estaing devient le premier Président de la Vème République à personnaliser la fonction qui est la sienne, à se détacher d’elle en la personnifiant. Giscard met fin à cette tradition pour le meilleur, mais surtout pour le pire selon moi. Car désormais, le Président de la République n’est plus l’outil du pouvoir au service d’une cause sacrée. Il est ce pouvoir, et précisément en ce que sa personne surpasse la cause sacrée. Ce n’est pas un hasard si désormais, les journalistes, éditorialistes, politologues et anonymes n’utilisent plus la formule « M. le Président Untel », mais l’appellent simplement par son nom. Après Giscard d’Estaing, la désacralisation de la fonction présidentielle va crescendo. Plus aucun Président ne se présente devant le photographe officiel ceint de la panoplie complète de chef de l’Etat. Pas un seul ne comprend que c’est en se pliant au respect des traditions, des rites et des symboles qu’il devient légitime, et gagne le respect des observateurs comme des citoyens. Dès lors, il n’y a rien de plus stupide et révélateur que de se revendiquer « Président normal » (François Hollande) quand la fonction de Président de la République est tout au contraire ce qu’il y a de moins normal. De même que se montrer en Président « bling-bling » (Nicolas Sarkozy) est une insulte à la fonction sur l’autel de l’orgueil et du narcissisme. Et que dire d’un Président qui se ferait Dieu (Emmanuel Macron en Jupiter) écartant littéralement la fonction qui est la sienne au profit de sa propre déification ? On ne mesure pas à quel point le symbole est important en tant qu’outil de légitimation, mais aussi de tempérance. Prenons un exemple. En 2017, peu après les élections législatives, plusieurs députés de la France Insoumise – notamment François Ruffin se lancent dans une verte critique du port obligatoire de la cravate, jugeant la pratique rétrograde, élitiste, snob et aliénante. Les élus mélenchonistes revendiquent alors le droit de venir à l’Assemblée comme bon leur semble, considérant que l’habit ne fait pas le moine. A l’occasion d’un prochain article, je reviendrai sur cette polémique ridicule. Mais je vais en dire quelques mots ici. Ce que les députés Insoumis ne comprennent pas, c’est que le costume et la cravate à l’Assemblée sont davantage un symbole de la mission pour laquelle ils ont été élus. Ce costume et cette cravate sont le bleu de travail du mécano, ils sont la blouse du chirurgien ou la toque du chef. Ils sont les outils symboliques qui disent à celui ou celle qui le porte que sa mission est plus importante que lui. Ils lui disent qu’il n’y a pas de place pour la coquetterie, encore moins pour l’égo et l’orgueil. Ils permettent à celui qui les porte au sein de l’Assemblée « d’endosser le costume de sa fonction », c’est-à-dire de mettre son cœur et son esprit au service de sa tâche. Ce costume et cette cravate ont pour vocation d’effacer sa personne en le faisant entrer dans une dimension qui n’est plus profane mais sacrée. Cette convention – qui me semble quand même franchement surmontable – c’est l’anti « venez comme vous êtes ». Car tout exercice du pouvoir exige au contraire un éloignement de sa propre personne. Et cela est d’autant plus compréhensible qu’on prétend agir au nom du bien commun et que, dès lors, on se doit d’opérer un certain détachement d’avec soi-même.
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En définitive, il faut retenir que la spiritualité et l’expérience du sacré constituent les conditions de la légitimité du pouvoir politique. De même que la question scientifique ne doit pas être abordée de façon totalement humaine, de même la question du pouvoir politique ne peut être entièrement traitée à l’aune de la seule raison humaine. Car la raison humaine ne peut jamais se défaire de sa subjectivité, de sorte qu’aucun pouvoir juste ne peut émaner d’elle. C’est par la consécration d’une cause extérieure à lui que l’Homme peut envisager un pouvoir juste et légitime. Car alors ce pouvoir n’est pas exercé au nom des Hommes, mais au nom de cette cause, laquelle transcende les ambitions, les orgueils et les compromissions.
Les rites et symboles peuvent paraître inutiles, tantôt désuets, tantôt pédants. Il est nécessaire de les envisager au-delà des apparences. Les rites et symboles constituent en réalité un ensemble de charges sacrées qui obligent le détenteur du pouvoir à se soumettre à une cause plus grande que lui, et rappellent à celui-ci qu’il n’est qu’un outil au service de cette cause.
Victor Petit
[1] On songe immédiatement au Prince de Machiavel.
[2] « Les lois qui se maintiennent à crédit autour de nous tirent leur autorité non de ce qu’elles sont justes, mais de ce qu’elles sont lois » écrit Montaigne dans ses Essais. On se figure que parce qu’elles émanent du peuple et parce qu’elles font l’objet d’un contrat, les lois sont justes. En réalité, elles ne sont ni justes, ni injustes, mais simplement l’expression d’une force arbitraire qui est celle de la volonté générale.
[3] L’exemple le plus saisissant est l’éducation. Jamais notre système éducatif n’a été aussi injuste et inéquitable que depuis que nous ne cessons, notamment sur la base des thèses de Bourdieu, d’invoquer le sacro-saint principe d’égalité à travers des mesures telles que la discrimination positive, les concours d’entrée aux grandes écoles au rabais, la réforme du collège unique, le retrait de l’épreuve de culture générale dans les concours bref, le nivellement au nom de l’égalité.
[4] Par son savoir, qui est comme une révélation, il devient dans la nature du philosophe-roi de commander.
[5] On peut déceler ici le dilemme français lors de la deuxième guerre mondiale. Alors occupée par l’Allemagne, la France du Maréchal Pétain pris le parti rationnel de l’utopie pacifique en ployant le genou devant l’ennemi. C’était sans compter avec la conception mystique et spirituelle de la France qu’avait le Général de Gaulle, lequel ne pouvait se résoudre à accepter la paix dans la soumission. C’est au nom de cette cause sacrée qu’il s’est légitimement arrogé le pouvoir de dire non à l’ennemi. Par ailleurs, qui d’autre que De Gaulle, dans l’histoire récente, pour donner corps à l’idée que le pouvoir ne se délègue pas, mais s’incarne ?