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Il y a quelques semaines de cela, je décidai de me poser la question suivante : « sommes-nous vraiment heureux ? ». Au-delà de cette question, je souhaitais m’interroger plus globalement sur ce qui fait le bonheur des individus, à tout le moins sur ce qui y contribue. En premier lieu, je dressais le constat que, de nos jours, nos sociétés occidentales considéraient le bonheur comme dépendant d’un facteur unique : le progrès scientifique, technique et matériel. Aujourd’hui, il apparaît évident que l’indice de bonheur est annexé au taux d’équipement des ménages en produits techniques ménagers, hi-fi, informatiques ou encore au taux de raccordement à la fibre bref, tout ce qui peut contribuer au « moral » des français, lequel se mesure fort logiquement par leur capacité à consommer. Le moral des français réside dans sa nouvelle morale. Celle de l’achat de masse dopé au crédit à la consommation, du tout connecté et des gamins élevés le nez collé aux écrans des tablettes et smartphones des parents. Voilà l’impératif catégorique de notre société : maîtriser par tous les moyens l’art de posséder. Pas de place pour l’être dans cette ère de l’avoir où l’on fabrique des modes à la chaîne pour mieux solliciter les pulsions de morts des individus qui, dépourvus de ressources, sont tant bercés de remords de rater le train en marche qu’ils préfèrent s’endetter pour avoir les moyens de sauter dans un wagon. Malheureusement, dans une époque qui fait du mouvement un idéal, le train ne s’arrête jamais. Et les escales qu’il fait n’ont d’autre but que de ceindre les atours d’une nouvelle mode ou d’une innovation technique rendant obsolète la précédente, laquelle avait à peine eu le temps d’être éprouvée.
Au préalable, tout ce qui aurait pu constituer des barrières à l’explosion de cet érotisme de la consommation aura été détruit minutieusement sur l’autel du sacro-saint principe de liberté des individus. Liberté parfaitement illusoire puisque les mécanismes constitutifs du libre-arbitre auront été méthodiquement détruits. Les barrières morales, éthiques, intellectuelles ou encore spirituelles que suggère la culture auront volé en éclat avec la méticuleuse désintégration de celle-ci. « La culture est une oppression » nous dit-on. « La culture est une aliénation qui circonscrit notre liberté » nous martèle-t-on. « La culture est un bagage inégalitaire dont il faut se délester » nous a répété Pierre Bourdieu. C’est ce que nous avons fait[1]. La culture est désormais détruite. Partout la culture, notre culture se meurt. Notre idée du bien commun, notre histoire, notre langue, notre rapport au spirituel, nos mœurs, nos coutumes, nos fêtes, nos traditions, notre littérature jusqu’à notre patrimoine matériel, tout ce qui pouvait constituer un rapport nuancé aux choses, tout ce qui pouvait faire œuvre de tempérance de nos besoins, désirs et pulsions bref, tout ce qui pouvait nous permettre d’entretenir un rapport spirituel au monde a été détruit. Ainsi, nous nous croyons émancipés parce que notre potentiel de consommation a été libéré. En réalité, jamais nous n’avons été aussi dépendants de notre nature animale et bassement matérielle. Nous nous persuadons d’être heureux en nous félicitant d’un taux de croissance qui grimpe.
Entendons-nous bien. Je ne dis pas qu’il s’agit là d’une mauvaise chose. On ne peut décemment pas dire que le progrès technique et matériel ne participe pas au bonheur des individus. En revanche, je pense qu’annexer l’idée de bonheur à celle de progrès est une hérésie puisque, le progrès ne connaissant guère de limite, nous nous condamnons à vivre le présent avec frustration dans l’attente d’un futur toujours plus prometteur. La « déculturation » pourrait-on dire, tant notre culture se voit détricotée depuis des décennies sinon davantage, c’est aussi l’avènement du rationnel sur le spirituel, de « la chose sur l’esprit » déplorerait Saint Thomas d’Aquin. Parce qu’avec la sécularisation de nos sociétés nous avons orchestré une séparation définitive du temporel et du spirituel, nous avons renoncé à l’idée qu’existait une essence des choses et du monde. De sorte que, de la nature, nous ne voyons d’elle que la matière première nécessaire aux ambitions technicistes et scientistes que nous entreprenons tels des démiurges. Que peut-il advenir de notre monde quand nous figurons ce monde non comme une fin, mais comme un moyen ? Puisque l’idéal de notre époque réside dans la raison raisonnante, pouvons-nous raisonnablement nous prendre pour Dieu ? Là encore, nous pensons qu’un futur toujours meilleur nous attend à la faveur d’une course au progrès scientifique sans fin ni finalité. Car le progrès scientifique n’a d’autre but que lui-même, que sa propre réalisation. Dans La perfection de la technique, Friedrich Junger déplore que tout ce qui est techniquement possible sera fait de façon inévitable. L’Homme et la nature ne sont pour la technique que les moyens de sa réalisation. Et cela est d’autant plus inévitable que les barrières morales et spirituelles sont désormais tombées. Dès lors, faire, ou plutôt produire des enfants sans père devient un progrès. Dès lors faire, ou plutôt acheter des enfants à des mères porteuse à l’autre bout du monde devient un progrès. Après tout, Pierre Bergé n’a-t-il pas dit, par un raisonnement relativiste sans égal, que louer son ventre en tant que femme n’est pas bien différent que de louer ses bras en tant qu’ouvrier ? Dès lors, commander un enfant sur catalogue en choisissant ab initio les qualités dont il sera pourvu deviendra un progrès. Tant pis pour l’eugénisme[2]. Peu importe également que ces pratiques transhumanistes engendrent inévitablement une humanité à deux vitesses.
Nous nous repaîtrons de notre liberté acquise à la faveur du progrès technique. Nous nous féliciterons de nous être libérés de notre aliénation à cette nature pleine de « codes » et de « stéréotypes » qui contraignaient nos désirs d’indépendance et d’autonomie. Nous vivrons dans Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. La reproduction en tant qu’ouvrage charnel sera considérée comme arriérée. Le paradigme de la maîtrise des corps aura tourné en fanatisme. La fracture des sexes, si tant est que ces derniers existassent encore, aura mué en un indifférentialisme qui rendra facultatif l’acte d’amour dans le processus reproductif. Nous voulions jouir sans procréer ; nous voudrons procréer sans jouir. Les humains seront alors créés en laboratoire, élevés dans des flacons remplis d’un liquide amniotique de substitution, le corps percés de tuyaux reliés à des machines les nourrissant artificiellement. La majorité sera produits en série. Les géniteurs modestes auront accès à un catalogue réduit d’options quand les plus aisés se verront accordés le droit à une progéniture sur-mesure, choisissant le sexe bien évidemment, la couleur des yeux et des cheveux, la forme du nez, le teint de la peau mais aussi ses qualités et ses goûts. La vie ne sera plus que calculs et retours sur investissement. Ces prévisions dystopiques n’ont rien d’insensées. Qui aurait pu penser il y a un siècle que la gestation par autrui, soit l’usage de mères porteuses, puisse être dans bien des pays du monde une pratique légale, sinon âprement défendue par les thuriféraires de la liberté ? Mis à part quelques génies fous, qui aurait bien pu apercevoir, il y a une soixantaine d’années, un progrès de l’Humanité dans le développement de l’utérus artificiel ? Pourtant nous y sommes par la conjonction de deux facteurs : l’avènement de la science moderne, laquelle science ne s’échine plus à chercher la vérité ni même à concevoir qu’existe une nature des choses ; et l’idéologie du progrès technique et scientifique inscrit comme condition sine qua non du processus de libération des Hommes et horizon indépassable du bonheur. Les pourfendeurs de ce paradigme scientiste et techniciste feront alors l’objet d’une chasse aux sorcières, taxés qu’ils ne manqueront pas d’être de conservateurs voire de réactionnaires. On les accusera, dans un chantage d’une malhonnêteté indicible, de s’opposer à l’octroi de nouveaux droits qui pourtant n’attentent à aucun des leurs. Ces pourfendeurs auront beau arguer qu’il existe une nature des choses, et que cette nature sacrée doit être respectée quand bien même elle permettrait à l’humanité de conquérir de nouveaux droits à la faveur du progrès scientifique et technique, ils se verront rétorquer que leurs « réflexes conservateurs rances » qui rappellent « les heures les plus sombres de l’Histoire » consistent en un néofascisme « anti-liberté ». Ceux-là même qui défendront cette manipulation de la nature au nom d’un transhumanisme fou seront pourtant les mêmes qui protesteront – à raison – contre la manipulation de la nature sur l’autel de l’économie[3]. Il y aura donc pour eux une bonne et une mauvaise manipulation du vivant… Alors, pour construire une unanimité factice autour du projet, politiques, journalistes et leaders d’opinions se relaieront pour opérer un travail de sape contre les réfractaires. Ils commenceront par « préparer l’opinion » comme ils aiment à dire. Puis ils diaboliseront les arguments de leurs opposants en les qualifiant de passéistes tant pour eux, le progrès relève d’une course – perdue d’avance – contre le temps. Bien évidemment, on se gardera bien de solliciter le peuple par la voie des urnes et quand bien même on s’y risquerait et que le résultat viendrait à ne pas aller dans le sens du progrès, on ne manquerait pas de déclamer que « l’opinion n’est pas encore prête ». Comme si le peuple ne constituait qu’une masse manipulable à loisir au service d’un projet supérieur occulte.
En réalité, ni l’idéal consumériste, ni l’idéal scientiste et techniciste du progrès ne sont nés par eux-mêmes, spontanément. Ils sont le fruit d’une idéologie qui est celle des Lumières avec pour principaux axiomes : la liberté individuelle comme impératif catégorique, l’avènement de la raison rationnelle – et non plus raisonnable – bref, la naissance d’un Homme Nouveau, auto-engendré, libéré par la science et la technique de tous ses déterminismes (qu’ils soient d’ordres naturels, culturels ou spirituels) et centrés sur ses besoins, ses désirs, sa propension au plaisir, à la jouissance sans entrave, à l’avoir plutôt qu’à l’être. Ce constat dressé, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le bonheur est désormais indexé à notre propension à satisfaire nos pulsions hédonistes comme au progrès technique, matériel, et scientifique. Hélas, s’agissant du premier, nous n’avons pas toujours de prise – notamment en cas de récession économique, de chômage, de paupérisation etc. Quant au second, il relève d’une fuite éternelle en avant. En réalité, le bonheur n’a rien de bassement matériel. J’ai ainsi tenté, à travers cinq textes, de montrer que le bonheur relève bien davantage de la nature de l’être humain. Mais quelle est cette nature ? En premier lieu, l’Homme est un animal politique. C’est-à-dire qu’il réalise son humanité par l’appartenance à un groupe, par la reconnaissance de celui-ci et par la médiation d’une culture transmise par ce groupe. Ensuite, l’Homme est un animal spirituel en ce sens qu’il devient humain en pensant le monde non relativement à la matière, de façon totalement rationnelle et pragmatique, mais relativement à l’esprit. Ces cinq textes constituent une première partie théorique qui avait pour objectif de définir ces besoins que j’ai appelés « besoins immatériels ». Ils avaient également pour but de déterminer le cadre de leur potentielle satisfaction. Le présent article en constitue la conclusion autant que l’introduction de la seconde partie, laquelle consistera en un constat que je dresserai de la situation de notre société contemporaine, et de la capacité de celle-ci à satisfaire les besoins immatériels évoqués plus haut. Car quid de notre époque ? Que propose-t-elle pour satisfaire ces besoins qui sont tout à la fois pour les Hommes la condition de leur humanité d’une part, et les prémisses indispensables d’un bonheur durable d’autre part ? Le constat est navrant. Mais avant de donner un avant-goût de ce constat, résumons brièvement la première partie consacrée aux besoins immatériels.
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Les deux premiers textes, consacrés à la patrie et à la nation, définissent les contours de ce qui permet à l’Homme de se réaliser humainement en tant qu’ « animal politique », selon la formule d’Aristote. Dans nos sociétés occidentales, c’est par elles qu’existe un groupe au sein duquel l’Homme peut d’une part être reconnu, et d’autre part recevoir une culture qui lui permettra de réaliser son humanité. Pour ce faire, nous avons vu que la patrie consistait en un héritage commun constitué d’un langage, d’une histoire, d’un système spirituel, de mœurs, de coutumes, de traditions, d’œuvres d’art ou encore d’un patrimoine matériel au sein d’un espace défini. Cet héritage, c’est le socle moral de la communauté, laquelle préexiste sur l’individu. S’agissant de la nation, nous avons vu qu’elle reposait sur l’adhésion de ses membres dans le but de transmettre cet héritage. Dans cette optique, la nation ne peut exister sans être souveraine, ni sans un Etat tourné pleinement vers cette mission, ni sans un peuple dont les intérêts individuels se soumettent au bien commun. Enfin, les valeurs qui définissent la nation sont résultent du produit de son histoire, non de quelque régime politique que ce soit.
Les trois autres textes ont pour but de définir les enjeux permettant de se réaliser humainement en tant qu’ « animal spirituel ». Le premier texte, Spiritualité et sacré comme conditions de la réalisation de soi, montre que l’Homme devient résolument humain dès lors qu’il pense le monde relativement à l’esprit et non à la matière. Car ce qui distingue l’être humain de l’animal réside dans sa capacité à s’attacher à des valeurs, à des objets ou encore à des idées qui le dépassent, voire qui peuvent s’opposer à ses intérêts. L’Homme est humain lorsqu’il devient capable de s’élever au-delà du matériel, et d’agir de façon irrationnelle (et non pas irréfléchie) pour défendre une cause plus grande que lui. Le second texte, Spiritualité et sacré comme conditions de la quête de sens, entend montrer qu’il est un besoin essentiel à l’épanouissement des Hommes, c’est celui de trouver le sens – à tout le moins d’en donner un – au monde dans lequel il doit prendre place. C’est par le questionnement spirituel des choses qu’il peut chercher la nature de celles-ci, et ainsi se construire une réalité objective du monde. Cette quête spirituelle de la nature des choses, de l’essence du cosmos au sein duquel il vit lui permet de dessiner un monde fini, respectable et sacré que son orgueil ne saurait utiliser comme le moyen d’aboutir à ses fins. Le troisième et dernier texte, Spiritualité et sacré comme conditions de la légitimité du pouvoir politique, a pour objet de montrer que le pouvoir temporel ne peut se passer d’un pouvoir spirituel. Ce pouvoir spirituel ne réside pas dans une idéologie, encore moins dans un dogme religieux. Il réside dans une cause (la patrie, la nation, le bien commun…) qui dépasse les intérêts particuliers des détenteurs du pouvoir et les oblige, par son caractère profondément sacré, à n’œuvrer jamais en tant que personne mais toujours en tant qu’outil incarné du pouvoir. Voilà pour la synthèse. Passons au constat en quelques mots.
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Commençons par la patrie. Mais avons-nous encore le droit de parler de patrie ? « La terre des pères », quelle vaste blague pour tous les sirupeux du bulbe qui ne voient dans l’héritage de nos anciens qu’un carcan d’interdits et de valeurs rétrogrades à déconstruire. Les niais. Ils n’ont pas compris que leur misérable petitesse ne créera qu’un château de cartes sur un lit de fadaises moralistes à base de bien-pensance universaliste, sans-frontiériste, bien-vivrensembliste, relativiste, écologiste et altermondialiste. Auguste Comte disait que « Les morts gouvernent les vivants ». Ils considèrent que les vivants gouvernent les vivants. Ils pensent qu’il faut détruire cet héritage pour construire l’Homme Nouveau. Ils n’ont pas compris – mais ont-ils jamais compris quelque chose ? – que comme disait Bernard de Chartres, « Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants ». Si nous voyons plus loin, c’est parce que nous sommes portés par l’héritage, l’expérience et le savoir accumulés par nos pères des millénaires durant. Mais le globalisé postmoderne est tellement sûr de lui et de son génie qu’il défèque sur cet héritage et pense sincèrement qu’il fera mieux à partir de rien. Alors il réalise l’exploit de façonner la première génération d’Hommes à priver ses descendants de ce qu’il aura lui-même reçu. Ainsi, gloire aux globalisés postmoderne qui nous ont sauvé des valeurs infâmes portées par nos anciens jusqu’à nous. L’honneur, le travail, l’ambition collective, la supériorité du collectif sur l’individu, le rapport spirituel au monde, le sens des responsabilités envers sa famille et son prochain, la capacité à différer son plaisir comme à prévoir et anticiper, la considération sans ironie du politique, la déférence teintée de paraître que figurent la politesse, la courtoisie ou la galanterie, la noblesse d’âme et de cœur, l’abnégation ou encore le bon-sens paysan : aux oubliettes. L’honneur, c’est dépassé. Le travail, c’est une aliénation. L’ambition collective, c’est le totalitarisme. La supériorité du collectif sur l’individu, c’est la Corée du Nord. Le sens des responsabilités, c’est pour l’Etat-nounou. La politesse, c’est du mensonge déguisé en déférence. La galanterie, c’est du sexisme bienveillant. Alors quand on a retiré tout cela, bref, quand on a rogné l’Homme et sa culture jusqu’à le délester de tout ce qui le différenciait d’un animal, il ne lui reste plus qu’à satisfaire ses besoins primaires, ses désirs et ses pulsions. Et pour mieux le persuader qu’il est ainsi sur la voie du bonheur, on lui explique doctement que son moral est au beau-fixe quand il fait chauffer sa carte bancaire ou son crédit à la consommation chez Sofinco. On comprend mieux pourquoi le patriote qui revendique les valeurs citées plus haut se voit assimiler à la « patriosphère », laquelle n’est que le poli synonyme de « fachosphère », discréditant a priori toute possibilité de débat. Et on comprend d’autant mieux pourquoi les patriotes se voient contraints par la moraline publique à vivre leur amour pour cet héritage de façon peu ostentatoire. Or on s’aperçoit que dans l’adversité, on se rattache bien plus vite à la patrie et aux valeurs sûres de son héritage qu’à Sofinco. Il demeure triste de constater qu’il faut attendre qu’un martyr illuminé – persuadé d’être en route pour le Cap d’Agde spirituel et ses soixante-douze vierges – flingue des innocents à l’arme lourde dans une salle de concert pour se sentir déculpabilisé d’afficher un drapeau tricolore dans son jardin. Et encore, passés le temps médiatique et le temps de l’action politique (c’est-à-dire le temps des fleurs, des poèmes, des peluches et des bougies déposés sur le lieu du drame ainsi que de l’éclairage de la Tour Eiffel en bleu-blanc-rouge), il faut vite ranger le drapeau afin de ne point trop exposer son amour pour la patrie.
S’agissant de la nation, on entre dans une autre dimension. Car soyons honnête, évoquer la nation, c’est aussitôt basculer du côté du IIIème Reich. Alors même que la nation constitue la volonté commune de perpétuer l’héritage de la patrie, qui aurait envie de goûter à ce projet présenté comme la fenêtre ouverte sur les camps de concentration et le bruit des bottes ? La nation repose sur un principe d’adhésion. Or qui aurait envie d’adhérer à cela ? L’Etat n’a plus vocation à protéger cet héritage mais plus prosaïquement à organiser et administrer les conditions permettant la satisfaction des besoins et désirs des citoyens. Alors qu’il faudrait un Etat engagé pleinement dans la sauvegarde d’une culture qui ne constitue rien de moins que le socle moral commun, préalable indispensable au véritable vivre-ensemble, celui-ci préfère se déclarer intégralement neutre. Lorsqu’Emmanuel Macron explique que la question du voile n’est pas de son ressort par exemple, il passe tout bonnement à côté de la mission qui est la sienne. Ainsi, plus rien ne se transmet ; ni l’Histoire, ni la littérature, ni la poésie, ni même la langue qui se voit amputer peu à peu de son essence syntaxique, grammaticale, étymologique et de son vocabulaire. Et que dire de notre patrimoine matériel alors même que l’on doit organiser un gigantesque loto pour sauver deux châteaux, et que l’on détruit les églises au bulldozer comme on achève de vieilles barres HLM… En réalité, on ne transmet plus rien car il n’y a plus rien à transmettre. Lorsque par bonheur on continue de transmettre, on transmet mal. L’Histoire en est un exemple saisissant tant sa relecture se fait de façon anachronique à l’aune de l’idéologie universaliste (exit Napoléon accusé d’esclavagisme de façon caricaturale ou Colbert pour son Code Noir). Lorsqu’il n’est pas malmené de façon apocryphe, notre héritage est relativisé – toute notion d’échelle de valeurs tenant de l’insupportable paradigme discriminatoire… Ainsi Beaubourg devient l’égal de l’Opéra Garnier. Le Tree, immonde sculpture gonflable en forme de plug anal vert devient l’égal du Penseur de Rodin. Un modeste tag, La petite fille au ballon rouge de Bansky devient l’égal de L’Homme au gant de Titien. Un texte d’une médiocrité confondante d’Orelsan devient l’égal de Dis, quand reviendras-tu de Barbara, ou de n’importe quel texte de Brel, Ferré ou Brassens. La nullité crasse de la musique rap devient l’égal d’une improvisation de Miles Davis ou d’un concerto pour piano de Chostakovitch. Ou Marc Lévy devient l’égal de Balzac. Ou Zahia Dehar, l’amie des footballeurs, devient l’égale de Brigitte Bardot dixit Le Parisien et Libération. La crise de la transmission n’épargne évidemment pas l’Enseignement. Bien au contraire. A l’ère de la disruption, il faut « disrupter » autant que possible. Tant pis si les élèves en sortent tous plus incultes que jamais. Il n’est que de se livrer à un petit exercice pour achever de s’en convaincre. Comparez donc les lettres de motivation ou mails professionnels de n’importe quel jeune travailleur, même qualifié et hautement diplômé, et faites une comparaison avec les lettres des poilus de 14-18. Les jeunes les plus modestes, les fils de forgerons, d’ouvriers agricoles, de charrons ou de vanniers écrivaient bien mieux que n’importe quel étudiant diplômé d’une brillante école de commerce dont chaque écrit est criblé de fautes. C’est qu’il a bien fallu élaguer les heures de français et supprimer la dictée pour niveler au maximum les écarts (encore cette insupportable échelle de valeurs inégale et discriminatoire). C’est qu’il a bien fallu aussi faire de la place pour créer les matières de demain, celles de l’Homme Nouveau – décérébré, inculte et manipulable. Terminé le calcul mental ; on a les calculettes. Terminés la dictée et l’apprentissage des règles grammaticales ; on a le correcteur automatique des traitements de texte. Achevée la curiosité et le sens de la débrouillardise qui en découle ; on apprend aux enfants, la tétine encore au bec, à se servir de tablettes et de Google. Finie la lecture ; on travaille sur des livres raccourcis pour ne pas trop ennuyer les élèves (l’école se doit d’être ludique) voire sur de simples résumés. Aux oubliettes la biologie des corps ; en sciences et vie de la terre, on étudie dorénavant les stéréotypes de genre. Bien évidemment, on rabote les cours d’Histoire-Géo pour placer un catéchisme d’état à base de développement durable et de moraline du vivre-ensemble. De toute évidence, l’école n’est plus un lieu de transmission des savoirs puisque le pédagogisme postmoderne considère que c’est l’élève qui doit fabriquer son propre savoir. Encore et toujours ce fanatisme de l’auto-engendrement…En réalité, plus rien n’existe sauf la République. L’héritage n’est plus, la nation n’est plus. D’ailleurs, on ne parle plus que de « valeurs républicaines ». La France a près de deux-mille ans d’histoire mais on figure que celle-ci a commencé en 1789. Les valeurs artificielles de cette République sont par conséquent d’une fragilité qui n’a d’égale que son incapacité à faire l’unanimité autour d’elles tant elles n’ont guère été éprouvées par l’expérience du temps. Comme seul l’individu compte dans tout ce désert moral, chacun peut adapter ses valeurs selon ses envies, ses convictions religieuses ou idéologiques bref, selon ses intérêts. Il n’existe plus de culture de convergence. Il n’y a donc plus rien à mettre en commun. C’est ainsi que se dessinent des fractures toujours plus béantes : les partisans de l’Etat-Providence contre les libéraux, les universalistes sans-frontiéristes contre les attachés du terroir (ceux qu’on appelle ignominieusement les « populistes »), les urbains contre les ruraux, les laicards contre les croyants, les pro contre les anti-vaccins, les pro contre les anti-immigrations etc.
Qu’en est-il de la spiritualité et du sacré comme conditions de la réalisation de soi ? On se demande bien pour quelle cause le citoyen des démocraties occidentales postmodernes serait bien prêt à donner sa vie. Il n’y a plus rien qui vaille la peine de faire l’expérience du sacrifice de son existence. Deux raisons à cela. La première est que la vie individuelle doit être vécue en tant qu’ode à l’hédonisme. Plus rien n’existe au-delà de soi. Il n’y a plus de projet humain collectif supérieur ; seulement un contrat social qui définit les prérogatives de chacun, lesquelles constituent les conditions de satisfaction des besoins et désirs individuels. Qui serait prêt à mourir pour les valeurs de l’Occident ? Qui serait prêt à mourir pour le taux de croissance et l’utérus artificiel ? La deuxième raison est que nous sommes tellement attachés à cette vie bassement matérielle que nous n’acceptons plus jusqu’à l’idée que la mort fasse partie intégrante de la vie. A ce titre, la baisse de la vitesse sur les routes en est un exemple saisissant. Le gouvernement Philippe a baissé la vitesse sur les routes nationales de 90 à 80 km/h parce qu’on s’est aperçu qu’à 80 km/h, la mortalité baissait. Merci Michel Chevalet pour ce magnifique enfoncement de porte ouverte. Maintenant dans combien de temps allons-nous réaliser que la mortalité baisse en dessous de 80km/h ? La réalité, c’est qu’on ne meurt pas de rouler à 0 km/h… Aucun danger à cette vitesse. Certes, les drames de la route sont toujours des drames de trop. L’enjeu est alors de définir un seuil de mortalité acceptable à partir duquel on peut seulement commencer à vivre. Car si la mort n’est plus jamais une option, et si la vie est à ce point précieuse, autant passer son existence dans une capsule…
Evoquons désormais la spiritualité et le sacré comme conditions de la quête de sens. En réalité, la question n’est plus abordée qu’en tant que la spiritualité relève du fait social ou du simple particularisme culturel. Nos sociétés rationnelles, laïques, centrées sur la satisfaction des besoins matériels des individus ne questionnent plus spirituellement le monde, mais relativement au profit qu’elles pourront tirer de l’exploitation de celui-ci. Dès lors, il n’existe plus aucune barrière éthique freinant le « démiurgisme » scientifique humain.
Enfin, un mot sur la spiritualité et le sacré comme conditions de la légitimité du pouvoir politique. Plusieurs constats : sans une cause sacrée qui dépasse les intérêts des individus, on s’aperçoit bien vite que les détenteurs du pouvoir sont les obligés du peuple. Ce qui conduit inévitablement à la gouvernance par la flatterie (d’où un état toujours plus providentiel et démagogue) et à des pratiques purement électoralistes de toutes sortes (arrangements avec des associations islamistes, achat de l’électorat des banlieues par des subventions aux associations, politiques de stationnement dans les agglomérations qui excluent les banlieusards…). Cette délégation du pouvoir provoque un biais : « élus » du peuple, les détenteurs du pouvoir gouvernent en premier lieu pour eux-mêmes, par eux-mêmes dans une soupe indigeste qui mêle corporatismes, absence de contre-pouvoirs et ambitions personnelles. A l’instar de la science, la spiritualité est la condition de la modération de cette hybris du politique. Tout au contraire, jamais le pouvoir n’a été aussi humain, aussi personnalisé, aussi « normal » donc aussi imparfait. La politique n’est plus l’ouvrage sacré au service de la vie de la cité, comme dans son acception antique. Elle n’est plus une mission mais un simple outil au service d’une carrière professionnelle. Le rôle des symboles sacrés du pouvoir est pourtant d’obliger les détenteurs de celui-ci à servir la cause plutôt que leurs ambitions personnelles, à se souvenir qu’ils ne sont que les outils de cette cause qui les dépassent en tant qu’individus. Mais que sont donc devenus ces symboles ? Lorsque Napoléon Bonaparte remit la première Légion d’Honneur, il dit : « Je veux décorer mes soldats et mes savants ». Aujourd’hui, les récipiendaires de la Légion d’Honneur sont Mimie Mathy, Line Renaud ou des footballeurs, marquant le triomphe du relativisme et l’avilissement des symboles d’Etat. Les Présidents ne posent plus pour la photo officielle ceints de la panoplie complète. On a même pu voir, pour la première fois en 2018, la cour de l’Elysée investie par des DJ’s électro (dont l’un d’eux était vêtu d’un t-shirt sur lequel on pouvait lire : « Fils d’immigré, noir et pédé ») des danseurs travestis habillés de filets de pêche dansant et adoptant des postures ridiculement lascives. Le Président Macron ne manquait pas l’occasion, à l’issue de cette représentation digne du Cirque Pinder, de se faire photographier avec les danseurs, lesquels arboraient des lunettes de soleil dignes du Futuroscope de Poitiers et étaient encore vêtus de leurs « costumes de scène » à l’intérieur même du Palais Présidentiel. Le symbole était foulé au pied. Plus tard, ce même Président se faisait photographier tout sourire, en chemise, avec deux repris de justice aux Antilles dont l’un faisait un doigt d’honneur. Peu avant, le Président s’était retrouvé à exercer un « dab » aux côtés du footballeur Paul Pogba dans le vestiaire de l’Equipe de France tout juste championne du monde. Les exemples sont légion et Emmanuel Macron n’est évidemment pas un cas à part. Du reste, aurai-on imaginé le Général de Gaulle aussi affranchi des traditions et de l’apparat symbolique dans l’exercice de sa mission ? Jamais. Et il tenait en partie sa légitimité de son respect pour les institutions et les symboles de cette cause sacrée.
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Voici en quelques mots le constat que je développerai en six points : la déculturation, la politique, les fractures, la technique, la liberté et l’insécurité. A l’issue de ces trois points viendra le temps où l’on pourra faire le bilan des conditions de satisfaction des besoins immatériels de l’Homme…
Victor Petit
[1] Pour autant, et contrairement à ce que pensait Bourdieu, notre société est toujours plus fracturée. D’ailleurs, en réponse à la thèse de Bourdieu, notons deux choses. La première est que, pourtant né de parents forts modestes issus de la petite paysannerie béarnaise, Bourdieu a mené la brillante carrière qu’on lui connaît. La deuxième est que la culture, dont pourtant il entend faire un bagage inégalitaire, lui a permis in fine de devenir professeur titulaire au Collège de France…
[2] L’élimination des fœtus atteints de trisomie 21 constitue déjà en soi une forme d’ « eugénisme tolérable ».
[3] De ce point de vue, il faut rendre grâce à l’honnêteté intellectuelle d’un José Bové, lequel s’oppose tout autant aux OGM qu’à la PMA ou à la GPA.