La querelle des anciens et des modernes

Temps de lecture : 7 minutes.

      Spontanément, on a tendance à considérer la modernité comme ce qui relève simplement du progrès technique. La modernité s’incarnerait dans la voiture électrique, dans l’invention du frigidaire, dans les smartphones, dans les lunettes de « réalité augmentée » ou encore dans l’invention du GPS, bref, dans l’innovant. Or ce qu’il faut comprendre, c’est que ce technicisme n’est rien d’autre qu’une conséquence de la modernité. Car le paradigme moderne, qui relève d’une philosophie singulière – devenue une idéologie depuis, va bien au-delà de la névrose obsessionnelle selon laquelle le progrès serait par principe technique. En réalité, la modernité s’est bien davantage construite sur la base d’une franche opposition philosophique avec la pensée traditionnelle que sur l’utopie technique. Ce qui va produire cette rupture décisive avec le passé, c’est la philosophie de l’histoire. Qu’est-ce que la philosophie de l’histoire ? Dans la tradition, l’histoire était considérée comme une science de l’observation et de la description des événements du passé. Elle consistait en une enquête dont le but était de reconstituer le passé et ainsi construire un savoir. Elle relevait d’une certaine science – idéalement objective d’un point de vue méthodologique – de la causalité. Au XVIIème siècle, mais principalement au XVIIIème, l’histoire n’est plus considérée comme cette science passive de la contemplation de ce qui nous précédait. L’histoire ne s’intéresse plus au passé particulier d’un peuple ou d’un autre ; elle s’intéresse bien plus à l’universel, chaque groupe n’étant qu’un simple particularisme au sein du grand-tout humain. L’histoire devient l’étude de la capacité de progrès de l’humanité, laquelle est considérée en tant qu’organisme homogène, vivant, comparable à l’Homme. Comme l’explique Paul Veyne, l’historien qui étudierait des corps qui tombent raconterait l’histoire de leurs chutes. Le philosophe de l’histoire, en revanche, tenterait de formuler une loi de la chute des corps. La philosophie de l’histoire est une vision subjective et idéologique. Le bouleversement qu’engendre cette idée, c’est que dorénavant, l’Homme n’est plus considéré comme une substance abstraite et contingente, mais comme une réalité rationnelle, objective qui, pareillement à l’être humain, a vocation à progresser. Ainsi l’Histoire de l’Humanité (car dans la philosophie de l’histoire, l’humain est au centre du cosmos) consisterait en un processus d’accomplissement, un mouvement permanent vers un stade final de maturité. Quel serait ce stade ? La modernité n’en dit rien. Quatre siècles plus tard, nous n’en savons pas plus. C’est bien tout le problème de la philosophie de l’histoire : avoir enclenché une dynamique éternelle de mouvement portée par l’indéfinie nécessité du processus d’accomplissement humain. Nécessité qui, dès lors, engendre l’idéologie du progrès : ce qu’on appelle le progressisme (nous y reviendrons très prochainement à l’occasion d’un article spécifique).

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        La philosophie de l’histoire, on l’aura compris, c’est l’idée que l’Histoire de l’humanité a un sens qui est déterminé par les hommes eux-mêmes. Cette prise en main des hommes sur l’Histoire s’effectue par la raison. Par celle-ci, les hommes ont la capacité de maîtriser les événements que jadis ils subissaient. Or ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la notion de raison peut être comprise de deux manières ; la première provient de la pensée traditionnelle, et la seconde est issue de la modernité. De sorte que la raison constitue une fracture philosophique majeure entre les anciens et les modernes. Qu’est-ce que la raison chez les anciens ? C’est la faculté de saisir la réalité, et de reconnaître qu’existe une nature véritable des choses. Ainsi, la raison vue par les anciens s’incarne magnifiquement dans la définition que donne Saint-Thomas d’Aquin de la vérité : « La vérité est la relation de conformité entre l’intelligence et la réalité ; c’est l’adéquation de l’esprit et de la chose ». L’homme qui se sert de sa raison comprend le monde car il en saisit la substance. Il comprend pourquoi les choses sont, et plus important encore, pourquoi elles doivent être ce qu’elles sont. C’est l’idée d’Aristote selon laquelle il existe une nature du monde qui nous entoure, et que ce monde est juste lorsqu’il accomplit sa nature. C’est pourquoi la raison des anciens est contemplative d’une part (dans la mesure où elle a pour vocation d’observer le monde) ; et normative d’autre part (car la vérité du cosmos, saisie à l’aune de la raison, constitue une norme qui ne saurait être touchée sous peine de désordonner celui-ci).

               Qu’est-ce que la raison chez les modernes ? La première différence, avec l’acception traditionnelle de la raison, réside dans le fait que la vérité n’est plus considérée comme normative. C’est évidemment une rupture fondamentale avec l’idée aristotélicienne selon laquelle il existe une nature objective des choses. Pour les modernes, si les choses sont ce qu’elles sont, ce n’est pas nécessairement parce qu’elles doivent être ce qu’elles sont. Ainsi, les choses sont modifiables. L’ordre du monde est manipulable. D’ailleurs, il n’y a même pas d’ordre du monde pour les modernes. Cette rupture entre la vérité des choses et l’idée qu’existe une nature des choses crée une fracture entre le scientifique et le philosophe, c’est-à-dire entre le comment et le pourquoi (nous avons vu cela au paragraphe consacré à la spiritualité et au sacré comme conditions de la quête de sens). La raison n’est plus raisonnable mais rationnelle. La raison n’a pas vocation à chercher la nature des choses puisqu’il n’y a même pas de nature des choses. Et si d’aventure il existait une nature des choses, cette nature n’aurait aucune finalité puisqu’il n’y a pas d’ordre normatif du monde. La raison contemplative des anciens s’est muée en raison calculatrice et rationnelle avec les modernes. Le philosophe observait le cosmos en se félicitant d’habiter un monde harmonieux et ordonné au sein duquel il devait prendre sa juste place. Désormais, le moderne observe le monde en se demandant à quoi celui-ci pourra bien lui servir. La raison n’est plus téléologique ni théorétique mais pragmatique. La raison est désormais strictement relative à l’usage pratique qui pourra être faite de celle-ci. Et le progrès ne s’illustre plus dans le respect de l’ordre juste des choses, mais dans la maîtrise technique et utile du monde.

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               La modernité est persuadée que l’humanité a progressé ; qu’elle est devenue plus mature, plus adulte. Sur la base de quel postulat tire-t-elle cette conclusion ? Sur le fait qu’individuellement, les hommes ont bien plus de connaissances techniques et scientifiques que les anciens. Ce qui est incontestable. De nos jours, en occident, à peu près n’importe qui sait que la Terre est ronde, qu’elle tourne autour du soleil et que si la pomme tombe de l’arbre, c’est par la force de la gravité. Sommes-nous plus sages que les anciens pour autant ? La modernité postule que, par le progrès technique, scientifique et matériel bref, par la rationalité, les hommes sortent progressivement de la misère et accèdent à la sagesse. Comme si l’Homme n’était que le simple produit de ses conditions matérielles d’existence (idée de Marx que nous avons abordée au paragraphe consacré à la spiritualité et au sacré comme condition de la réalisation de soi). Bien que parfaitement ringardisée par la modernité, que nous dit la pensée traditionnelle ? Elle nous dit que la raison consiste à interroger les choses avant d’agir sur elles. Elle nous recommande de questionner le sens du monde avant de l’utiliser à nos fins. Elle nous dit que parce que le monde a une nature et constitue un ordre, nous devons faire preuve de mesure et de tempérance dans l’utilisation que nous faisons de celui-ci. Elle nous dit que la sagesse, c’est de tenir pour juste la place qui est la nôtre dans ce monde. Elle nous dit que le progrès ne peut exister que dans le cadre d’une conception de la vie bonne claire et figée dans le temps. C’est cette conception de la vie bonne qui permet de fixer la frontière au-delà de laquelle l’action de l’Homme devient mauvaise. La pensée traditionnelle nous met en garde contre l’idée moderne selon laquelle le bonheur ne peut exister qu’à travers la satisfaction des besoins des hommes. Car les besoins ont tôt fait, à mesure qu’ils sont rassasiés, de se transformer en caprices particulièrement aliénants (nous y reviendrons). Enfin, c’est par le prisme de la pensée traditionnelle que l’on peut observer avec méfiance l’apparente paix des sociétés démocratiques, tant on s’aperçoit avec recul qu’y règne une guerre économique de tous contre tous (chacun veut maximiser son bonheur individuel, ce qui se fait nécessairement aux dépends d’autrui. Nous y reviendrons).

               La pensée moderne considère que c’est par le progrès technique, scientifique et matériel que l’Homme peut vivre heureux et sage. L’Homme étant le produit de ses conditions matérielles d’existence, il est indispensable, pour qu’il accède au bonheur, que son confort soit maximal. C’est un étrange raisonnement que de penser que l’on devient vertueux précisément parce que l’on est vacciné contre la polio et que l’on dispose du chauffage par le sol… D’ailleurs, cela pose la question cruciale de la limite que l’on fixe au progrès. Où s’arrête-t-il ? A quel moment sommes-nous, ou serons-nous vraiment heureux ? Question que la modernité ne se pose même pas. La technique, c’est l’unique salut de l’Homme. On pourrait se demander pourquoi le salut de l’Homme ne viendrait pas en premier lieu de l’Homme lui-même. La modernité a une réponse élémentaire : tout simplement parce que l’Homme est bon par nature. Dans son essence même réside la perfection. L’Homme n’a aucun travail sur lui-même à mener. Il lui suffit d’être pleinement lui-même. Mais pour cela, il lui faut être libre. Or Rousseau nous prévient dans son Contrat social : « L’Homme est né libre et partout il est dans la fer ». Dès lors, tout l’enjeu de la modernité sera de libérer les hommes, de procéder coûte que coûte à leur pleine et entière émancipation de tous les carcans dont ils seraient prisonniers : la famille, le travail, la culture, la nation jusqu’à la biologie. Mais avant de procéder à ce travail massif de déconstruction des normes auxquelles les hommes seraient aliénés, il convient, à la faveur de l’idée selon laquelle les hommes sont bons par nature (et que c’est la société et toutes les attaches qui sont les leurs qui les corrompent), de décréter qu’ils sont des êtres de droits. Que cela signifie-t-il ? Que le fait même de naître donne à n’importe quel homme des droits. Ce concept philosophique, probablement le symbole le plus éclatant et durable – autant que dangereux – de la modernité, c’est le concept des Droits de l’Homme. En quoi ce symbole est-il à ce point important dans la pensée moderne ? Simplement parce que les Droits de l’Homme inscrivent la liberté individuelle comme impératif catégorique de l’humanité.

A suivre…

Victor Petit

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