Une critique des Droits de l’Homme

               Le postulat de départ de la philosophie des Droits de l’Homme est de considérer que les hommes ont par nature des droits. Il y a les hommes, lesquels ont des droits en tant qu’ils sont nés hommes ; et il y a les hommes en tant que membres de la société, lesquels ont aussi des droits qui leur sont octroyés par ladite société. La France consacre ce principe des droits naturels à travers sa fameuse « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ». Le titre même de ce texte fondateur indique qu’il y a les droits des hommes à l’état de nature, c’est-à-dire avant qu’ils entrent en société, dès l’instant où ils sont nés. Et il y a ce qu’on appelle les « droits positifs », c’est-à-dire les droits que la société concède aux citoyens afin d’organiser et structurer la vie en collectivité. Il est important de ne pas confondre les droits naturels (au pluriel) – qui s’incarnent dans la philosophie des Droits de l’Homme – de l’idée antique de Droit Naturel (singulier).

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           Le Droit Naturel dans son acception antique énonce qu’il existe un ordre du monde, une nature des choses, un droit sens du cosmos. De sorte qu’existe une justice du monde, c’est-à-dire des choses qui sont justes car conformes à la nature et à l’ordre du monde, et d’autres qui sont injustes car contraires à cette nature et à cet ordre. Concrètement, que cela signifie-t-il ? Cela signifie qu’il est juste que la Terre tourne autour du soleil. Il est juste que l’abeille fabrique du miel. Il est juste que le lion mange l’antilope. Il est juste que le requin soit comme chez lui le long des côtes réunionnaises. Il est juste que telle rivière suive tranquillement son cours jusqu’à la mer. Il est juste qu’un homme et une femme soient nécessaires pour donner la vie. Il est juste qu’une maman doive garder son bébé dans son ventre pendant neuf mois. Bref, il est juste que les choses soient ce qu’elles sont et demeurent ce qu’elles sont, et il est juste que subsiste l’ordre et l’harmonie du monde. C’est une conception de la nature éminemment conservatrice. Ainsi, ce qui est proprement injuste, c’est ce qui va à l’encontre de la nature des choses. Ce qui est condamnable, c’est d’instiller volontairement le désordre dans l’ordre.

             Les droits naturels (et non pas le Droit Naturel), c’est autre chose dans la mesure où, en premier lieu, l’idée que le monde a un sens et une nature qui lui confèrent un ordre particulier est absconse. La différence principale tient précisément au fait que les droits naturels n’ont aucunement trait au cosmos mais aux hommes et seulement aux hommes. De sorte que d’un côté les droits naturels de l’Homme traduisent un rapport déspiritualisé au monde (puisque précisément le monde n’a pas de nature ni de sens). Et de l’autre, les droits naturels de l’Homme font de l’Homme la figure sacrée et centrale du monde. Entendons-nous bien. Ici, nous ne parlons pas de n’importe quel homme. Nous parlons de l’Homme a l’état de nature, l’Homme présocial c’est-à-dire avant qu’il n’entre en société et avant qu’il ne soit corrompu par elle. Bien évidemment, tout l’enjeu est ici de définir ce qu’est l’Homme à l’état de nature. Cet Homme, c’est l’Homme des Lumières, l’Emile de Rousseau.  Que nous dit Rousseau à propos de lui ? Il nous dit qu’il est naturellement bon. Il nous dit qu’il est spontanément vertueux. « Tout homme est utile à l’humanité par cela seul qu’il existe » écrit Rousseau dans La nouvelle Héloïse. Par sa naissance, l’Homme est déjà un bienfait. Ce qui le corrompt, c’est précisément la société, la culture. Dans Rousseau, juge de Jean-Jacques, il écrit ceci : « La nature a fait l’homme heureux et bon, mais […] la société le déprave et le rend misérable. » Ainsi, tout ce qui s’ajoute à l’état de nature, tout ce qui civilise, ou dit civiliser l’Homme est artificiel et doit être déconstruit afin que l’Homme redevienne bon et vertueux.

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           Les Droits de l’Homme constituent le corpus philosophique formalisé et légitimé de l’idée de « droits naturels ». Ils sont, nous l’avons vu, la reconnaissance de droits inhérents aux hommes qui précèdent la vie en société, c’est-à-dire à l’état de nature. Il y a toutefois quelque chose de fondamental à comprendre. C’est qu’en associant les Droits de l’Homme et les droits des citoyens, les hommes ont entendu que la société devait s’instituer en tant que continuité sociale et légale de l’état de nature. Pour ce faire, il devenait nécessaire de défaire les éléments parasites susceptibles de pervertir l’état naturel de l’Homme : la culture bien sûr (la culture relevant de tout ce qui s’ajoute à la nature), le sentiment d’appartenance à une identité collective (plus généralement l’identité dans ses divers contours), les formes diverses de hiérarchies, la religion évidemment mais aussi toutes formes de contraintes sociales considérées comme arbitraires et aliénantes (les valeurs communes, le paraître, le civisme, la politesse ou encore la courtoisie auxquels on préférera les valeurs individuelles sinon individualistes, la primauté de l’individu sur le collectif, la sincérité plutôt que la vérité etc.). Selon cette conviction, puisque l’Homme est bon à l’état de nature, son entrée en société ne devrait point être conditionné à un quelconque travail sur lui-même, sur ses aspérités, ses défauts ou ses lacunes. Aussi, sa vie en société ne devrait faire l’objet d’aucun attachement à une culture particulière, ni à aucune histoire singulière, ni à quelque norme que ce soit. Et ce d’autant plus que cette histoire, cette culture et ces normes seraient constitutives de l’identité de ladite société. Car la tolérance constituant un principe de base de la philosophie des Droits de l’Homme, toute identité exogène à la société échappe à cet impératif d’émancipation[1].

          Ainsi, l’Homme doit être émancipé de tout ce qui pourrait corrompre sa nature. Il doit être libéré de la culture, du langage, des us et coutumes considérés comme autant d’aliénations, de la patrie comme de la nation jusqu’à ses liens de filiation ou encore de son sexe. Tout est construit, donc tout à vocation à être déconstruit. Les Droits de l’Homme figurent un être idéal fait de néant, lequel doit être estimé pour ce qu’il est, quoi qu’il soit et quoi qu’il fasse. Car ce qu’il est relève de sa nature propre et doit à ce titre être respecté. Cette conception, qui s’incarne dans le mythe du « bon sauvage » cher à Rousseau (bien qu’il n’ait jamais utilisé cette expression), s’oppose en tout point à la conception antique aristotélicienne de l’Homme, laquelle considère comme indispensable la réception d’une culture (ce qui suggère nécessairement l’existence d’une société et l’adhésion à celle-ci), l’apprentissage d’un langage et l’enseignement de valeurs afin que l’Homme devienne pleinement humain. Il n’est pas de hasard si l’Homme idéal des Lumières est jeune[2], et si le traité d’éducation le plus célèbre du XVIIIème siècle – L’Emile ou de l’éducation de Rousseau – postule qu’autant que faire se peut, le maître doit maintenir l’élève dans l’ignorance la plus maximale. Tandis que pour Aristote, l’Homme accompli humainement est le vieillard, lequel, par l’expérience et l’apprentissage a pu parfaire sa sagesse et son savoir. On comprend mieux, à la lumière de cette petite comparaison, pourquoi les vieux sont si mal traités, si méprisés et condamnés à achever leurs vies dantirés d’inhumains mouroirs au sein des sociétés se revendiquant des Droits de l’Homme… Chez les anciens, être un humain ne va pas de soi. On le devient au gré d’un apprentissage. L’Homme se discipline, il réprime ses pulsions, il ordonne son chaos intérieur en se conformant à une culture et à des normes qui dépassent sa volonté. Tout ceci n’a rien d’inné et doit lui être enseigné. D’une certaine manière, on retrouve cette idée dans la doctrine chrétienne. L’Homme naît pécheur et ne peut trouver le salut que par un travail vers la vie juste. On trouve aussi cette idée dans d’autres sagesses comme le stoïcisme, le bouddhisme, ou encore le confucianisme pour lesquelles l’Homme doit avoir pour principe de vie la maîtrise de ses passions, c’est-à-dire le contrôle de sa naturalité. Pour la philosophie des Droits de l’Homme, aucun travail de l’Homme sur lui-même n’est nécessaire puisqu’il est bon à l’état de nature.

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         La philosophie des Droits de l’Homme engendre deux conséquences. La première est qu’à l’aune de la perfection qui est la sienne à l’état de nature, l’Homme s’ouvre des perspectives telles que, faisant n’importe quoi, il est toujours respecté. A l’instar d’un Dieu qui, quoi qu’il ferait ou ne ferait pas, serait toujours aimé et vénéré en raison même de sa perfection. De ce blanc-seing délivré par sa pureté (sainteté ?) naturelle, l’Homme se fait maître des choses et de la nature. Nous connaissons aujourd’hui les désastres de ce prométhéisme moderne : l’ultra-individualisme maquillé du vernis libéral, les catastrophes écologiques qui se succèdent à la faveur d’un capitalisme marchant devenu fou ou encore les folies du transhumanisme. Pourquoi donc se remettrait-il en question ? Puisque le monde n’a pas de sens ni d’essence. Puisqu’il est bon par nature. Puisqu’il a le droit dès lors qu’il lui a suffi de naître.

        La deuxième conséquence engendrée par la philosophie des Droits de l’Homme se traduit par un effondrement de l’exigence morale. Nous avons vu précédemment que quoi que fasse l’Homme, celui-ci est respecté en tant qu’être par nature respectable. Quand bien même un homme se comporte mal, il est immédiatement pardonné par le fait que sa nature ne peut qu’avoir été corrompue par la société. En d’autres termes, il ne peut pas être entièrement fautif. Le danger, c’est l’évident laxisme qui transparaît de cette idée. D’où il suit que des individus peuvent être condamnés vingt fois pour des délits sans jamais craindre de passer ne serait-ce qu’une seule nuit en prison. On a tous le droit à une vingt-et-unième chance… On expliquera alors que ces individus sont les victimes de la société. Parfois même, on invoquera des problèmes d’urbanismes pour expliquer que si un jeune homme de dix-huit ans a volé le sac d’une grand-mère, c’est parce qu’il n’a pas de stade de football ou de médiathèque dans son quartier. Aussi, cet effondrement de l’exigence morale s’incarne dans ce que l’on pourrait appeler la « génération j’ai-mes-droits ». Martelant aux hommes qu’ils sont bons par nature, que c’est la société qui les corrompt et que quoi qu’ils fassent, ils sont de fait titulaires de droit, il n’est pas surprenant que n’importe quand, pour n’importe quelle raison, pour justifier n’importe quel caprice, la première idée qui vienne à l’esprit de chacun est de « revendiquer ses droits ». Quelle curieuse idée. Dès notre naissance, nous prenons place au sein d’une société bâtie par des générations d’hommes qui se sont succédé. Beaucoup d’entre eux ont payé le prix fort pour que nous puissions vivre au sein de cette société riche d’un certain confort matériel et technique, d’un précieux savoir, d’un patrimoine singulier, d’une culture particulière, ou encore de gestes, d’habitudes, de fêtes, de traditions, de mœurs ou encore de coutumes. Chaque individu qui naît a, de fait, une dette à l’égard de cet héritage. Il pourrait s’interroger sur ce qu’il pourrait apporter à la société avant que d’espérer tirer bénéfice de celle-ci. Mais par la magie philosophique des Droits de l’Homme, il ne se pose pas la question puisque sitôt son premier cri poussé, il est titulaire de droits à l’égard de la société comme à l’égard de chacun. Sa contribution est nulle, et quand bien même elle le demeurera, le seul fait de naître lui permet de réclamer le respect et d’exiger des droits, ses droits. Tout est inversé. Ce n’est plus la société qui exige du citoyen, c’est le citoyen qui exige de la société. Comment ne pas imaginer que cette philosophie individualiste et « déresponsabilisante » ne puisse avoir le moindre effet sur les individus qui composent le corps social ? Comment ne pas voir dans cette philosophie une des causes majeures du délitement du lien social (puisque chacun a un droit sur l’autre en contrepartie d’aucun devoir) ? Enfin comment ne pas voir dans cette philosophie une des causes majeures du désintérêt du peuple pour la chose publique ? Si rien n’est exigé, et si tout est offert de fait, quel crédit accorder à une société sinon celui que l’on accorderait à un simple mécène ? Mais l’effondrement de l’exigence morale se traduit également par la disparition de toute forme de civilité. Puisque les hommes sont bons par nature, puisqu’ils sont pardonnés quoi qu’ils fassent, puisque c’est la société qui les corrompt, alors toutes les normes qui jadis les disciplinaient, les préparaient à vivre en société relativement à une culture, à des mœurs, à des coutumes, à certaines manières policées de se comporter, tous ces codes de conduite et de bienséance qui tenaient davantage du « paraître » que de l’ « être », toutes ces règles morales n’ont plus lieu d’exister en tant qu’elles sont des normes aliénantes qui les empêchent de vivre pleinement leur état de nature. « Venez comme vous êtes » n’est pas seulement le slogan de la plus célèbre enseigne de restauration rapide au monde, c’est également le crédo de notre époque parfaitement égocratique qui se contrefout des conventions. Hélas, la mort de la civilité signe toujours le renouveau de la barbarie.

               Dans la tradition, ce qui était anormal s’incarnait dans la déviance à l’égard des normes qui instituaient la vie en société. Avec la modernité, nous sommes passés d’un extrême à l’autre. Les normes n’ont plus lieu d’être puisque les hommes sont bons à l’état de nature. De plus, si les hommes se comportent mal, ce ne peut être que parce qu’ils sont corrompus par les circonstances de la vie en société. Dès lors, il n’y a aucune raison de les priver de droits dès leur naissance, de même qu’il n’y a aucune raison de les punir pour leurs déviances. Chacun peut vivre comme il l’entend. La société pardonne tout. Evidemment, dans le cadre d’une société monastique aux mœurs austères et homogènes, les problèmes se font rares. Mais dans nos sociétés ouvertes, caractérisées par l’absence de normes collectives, la vie commune à l’état de nature se complique sérieusement tant les velléités libertaires des uns se heurtent fréquemment à celles des autres.  Alors pour tenter de maîtriser un certain chaos, on ne cesse de prôner la « tolérance ». La tolérance est un principe confortable dans ce cas puisqu’elle fait peser la responsabilité sur chacun tout en perpétuant la situation de chaos qui s’est instaurée par l’absence de normes. Evidemment, ceux-là même qui prônent la tolérance sont précisément ceux qui défendent les idées modernes qui participent à instaurer ce chaos : les hommes sont bons par nature, donc ils ont des droits par nature, donc rien ne saurait leur être interdit sinon qu’en corrompant leur naturalité. « Il est interdit d’interdire » disait un des plus fameux slogans de mai 68. Or s’il n’y a rien à interdire, il n’y a rien à juger puisqu’il n’y a pas de distinction entre le bien et le mal – les hommes étant invités à se comporter relativement à leur seule nature et non plus à aucune culture commune. En cela, notre société est parfaitement décadente car elle n’a plus de valeurs normatives. Elle ne sait plus dire où est le juste – le juste relevant de l’individu et non du collectif.

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          En résumé, ce qu’on appelle les Droits de l’Homme, c’est tout ce à quoi les forces de l’Homme lui permettent de prétendre. Il n’a point besoin de mériter les choses, les choses lui sont dues. Parce qu’il est souverain, il se sent légitime dans tout ce qu’il peut entreprendre, ainsi que dans tout jugement de valeur qu’il peut émettre. Il suffit d’écouter la radio pour s’en rendre compte. Toutes les stations s’emploient autant que possible à « donner la parole aux auditeurs ». Que Mme Michu soit couturière, elle est invitée à donner son avis sur la gestion des déchets nucléaires. Que M. Dupont soit chauffagiste, il est invité à donner son opinion sur la posologie d’un traitement à base d’hydroxychloroquine susceptible de guérir les patients atteints du covid-19. De cette mode médiatico-démocratique, il en sort évidemment un nombre incalculable d’âneries, souvent à propos de sujets très complexes, que le direct ne permet pas de corriger ou de préciser.  Nous sommes, là encore, passés d’un extrême à l’autre. Jadis, seuls les experts trustaient les plateaux de télé ou les studios de radio. Depuis quelques décennies, les titulaires du savoir ont disparu à la faveur de cette « démocratie participative médiatique » dont on doit la triste vacuité à cette idée que chacun est légitime pour parler de tout. Cela va même plus loin puisque, désormais, des citoyens peuvent être appelés à former un collège pour traiter de certaines questions à caractère particulièrement technique. Ainsi, en octobre 2019, cent-cinquante français  étaient tirés au sort afin de trouver des solutions à la crise climatique[3]. Il faut mesurer le degré de démagogie proprement sidérant de cette idée. Bien évidemment, le but de cette opération de communication était de donner des gages de démocratie en pleine crise des gilets-jaunes alors qu’en réalité, tout est fait pour restreindre l’expression de la volonté générale (seulement neuf référendums depuis 1958 dont certains ont été parfaitement piétinés par la classe politique, nous y reviendrons). Que moi, Victor Petit, je puisse être sollicité par l’Etat français pour trouver des solutions à la crise climatique est proprement stupéfiant. Si j’ai un avis, je n’ai aucune qualification technique ou scientifique pour traiter d’un sujet aussi primordial. Mais voilà. J’ai les mêmes droits que quiconque, y compris celui de me prononcer sur un sujet au même titre qu’un expert de celui-ci.

         A bien y réfléchir, les Droits de l’Homme ne sont pas tant une philosophie qu’une religion. Et cette religion a un dogme : l’Homme est bon par nature et se voit attribuer des droits dès sa naissance. Elle a un Dieu : l’Homme en tant qu’il se pense comme cause de soi. Elle dispose d’un clergé : la majorité des médias, les leaders d’opinion, l’instruction nationale (combien de professeurs auraient le courage de remettre en question les Droits de l’Homme ?) ou encore les politiques. Elle dispose d’un corpus de textes sacrés : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Et elle dispose de sa sainte-inquisition : la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Raymond Aron considérait le communisme comme une « religion séculière ». Sous ce terme, il désignait « les doctrines qui prennent dans les âmes de nos contemporains la place de la foi évanouie et situent ici-bas, dans le lointain de l’avenir, sous forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité ». Au même titre que le nazisme et le communisme, les Droits de l’Homme peuvent être considérés comme une religion séculière en ce que cette idéologie repose tout autant sur la foi en un salut qui s’incarnerait dans une forme d’ordre social dicté par ces droits. Pour autant, on peut légitimement se demander si le but recherché par cette religion séculière n’est pas davantage l’instauration d’un désordre social et moral…

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        Quelles critiques peut-on formuler des Droits de l’Homme ? La première observation que l’on peut faire est que, si l’Homme est bon par nature, et si le but de la société est de perpétuer l’état de nature au sein de celle-ci, pourquoi revendiquer des droits ? Précisément parce que l’Homme n’est pas par nature un être sociable. Il devient sociable parce qu’il reçoit une culture et un corpus de normes et d’habitudes de comportements auquel il se plie. Alors seulement il se réalise en tant qu’animal politique et social. Mais par nature, sans la médiation d’une culture, il est inapte à la vie en société. Ce en quoi la déculturation – qui est une conséquence inévitable de la philosophie des Droits de l’Homme – est un phénomène absolument catastrophique pour ce qu’elle génère de barbarie. Car dans une société qui n’a plus de culture, il n’y a plus de commun, donc plus de civilité ni de bienveillance à l’égard d’autrui. Pire que cela, autrui devient une menace et chacun devient un loup pour l’autre, pour reprendre l’idée de Hobbes qu’il a lui-même emprunté à Plaute. La philosophie des Droits de l’Homme engendre une société individualiste où le lien social existe non pas à l’aune de la morale et de la bienveillance, mais à l’aune de l’intérêt dont chacun peut tirer de cette société en tant qu’individu libre.

          La deuxième critique, nous l’avons déjà abordée et elle découle de la précédente, c’est « l’individualisme revendicateur » de la « génération j’ai-mes-droits ». Parce que l’individu a de fait des droits, il ne peut concevoir l’inégalité autrement que comme une insupportable injustice qu’il s’empresse d’imputer à la société et à autrui. Cette sensation d’injustice crée du ressentiment, sinon de la haine à l’endroit de celui qui a plus que lui. Son raisonnement se traduit à peu près de la façon suivante : « Mon voisin est propriétaire de sa maison. Je dois reconnaître qu’il possède quelque chose que j’ai pourtant le droit de revendiquer (le fait d’être propriétaire), donc il a nécessairement abusé de moi à un moment ou un autre. Pour rééquilibrer cette situation injuste, il est indispensable que l’état fasse quelque chose ». Ce en quoi l’Etat s’empressera de taxer le méchant propriétaire, coupable d’injustice à l’égard de son infortuné voisin et de son droit bafoué à la propriété. Ce ressentiment qui naît d’un navrant amalgame entre « inégalité » et « injustice » vient du fait que les hommes ayant des droits par nature, ils confondent le droit avec le dû. C’est là encore une occasion de désordre social.

         La troisième critique que l’on peut faire, c’est que les Droits de l’Homme ont été pensés par des occidentaux, pour des occidentaux. Les Droits de l’Homme ne peuvent s’appliquer qu’à travers une civilisation occidentale forte, dominante et respectée. Or le problème de la philosophie des Droits de l’Homme, c’est précisément que par la tolérance et par le sentimentalisme qui émanent d’elles, l’Occident s’affaiblit. Par sa « grandeur d’âme » et les valeurs qu’elle prône, la civilisation occidentale se rend vulnérable par l’effet de ses propres principes humanistes. Car on ne saurait imposer à d’autres des valeurs (ce qui est déjà parfaitement contestable) que par la force d’une culture puissante, respectée, sinon crainte (ce qui semble impossible puisque précisément, les Droits de l’Homme considèrent que la culture pervertit la nature de l’Homme et doit être déconstruite. En cela, la philosophie des Droits de l’Homme conduit à une impasse). Car s’appuyer sur la seule idée que ces valeurs sont universelles est parfaitement subjectif, donc illégitime. Les Droits de l’Homme sont un postulat. Pour l’islamiste radical du califat, les Droits de l’Homme, c’est être autorisé à frapper sa femme et à décapiter l’apostat. De plus, si demain, l’hégémonie occidentale venait à être contestée (ce qui est déjà le cas), les Droits de l’Homme tels que prônés par l’Occident seraient inévitablement remis en cause[4].

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        Parce qu’elle crée la confusion entre un droit et un dû, la philosophie des Droits de l’Homme conduit les hommes au « démiurgisme », à l’individualisme forcené, à l’effondrement de l’exigence morale, au délitement du lien social, au désintérêt pour la chose publique, à l’assistanat et au ressentiment de tous à l’égard de tous. Il est nécessaire de construire une philosophie fondée sur les devoirs des hommes, tant à l’égard de la société qu’à l’égard de leurs prochains. Le respect se gagne par l’exigence ; le mépris se cultive dans la complaisance et l’apathie. Il nous faut renouer avec notre culture, avec notre héritage, avec ce qui fait sens commun. Il n’est pas de valeur spontanée. Toute valeur naît d’une histoire et d’une culture, et ne tire sa légitimité que par un devoir de soumission à elle. Notre culture se meurt à l’aune de la philosophie des Droits de l’Homme. Rien de plus surprenant tant elle apparaît comme antinomique avec l’idée qu’une société parfaite est une société qui assure la continuité de l’état de nature. La vulnérabilité de notre culture voire de notre civilisation est le prix à payer pour ce caprice de bons sentiments qui non content de créer le chaos à l’intérieur de nos sociétés, nous met également en danger à l’extérieur de celles-ci tant nous nous liquéfions à l’idée de montrer les muscles dans le grand concert des nations. Souvenons-nous des mots de Winston Churchill à l’attention du Premier Ministre Chamberlain : « Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre ». Personne ne se bat pour des droits (droits par ailleurs abstrait, subjectifs et arbitraires comme nous l’avons vu). En revanche, les hommes se battent toujours pour défendre des valeurs particulières, une culture singulière, une identité spéciale. S’ils n’ont plus rien à défendre d’autre qu’eux-mêmes, simples individus détachés de tout, ils deviennent lâches et fuient. A ce titre, notre pays devrait méditer ces mots fameux de Cioran : « Tant qu’une nation conserve la conscience de sa supériorité, elle est féroce et respectée. Dès qu’elle ne l’a plus, elle s’humanise et ne compte plus ».

            Tout droit ne peut exister qu’en contrepartie d’un devoir. Seule l’idée de devoir crée le lien entre les hommes. Seule l’idée de devoir exige des hommes. Une société construite sur des droits est une société de la jalousie, de l’aigreur et de la suspicion. Il est une chose de considérer comme un devoir de ne pas voler son prochain ; il en est une autre d’estimer comme un droit de ne pas être volé par lui. Il nous faut bâtir une philosophie des Devoirs de l’Homme. Parce que cette philosophie serait fondée sur la volonté individuelle et sur l’action de l’Homme, elle s’associerait au fait que l’Homme a une conscience et qu’il est au moins en partie responsable de ses actes. C’est au titre de cette conscience qu’il serait jugé. Et c’est ainsi que la société à laquelle il appartient deviendrait une société civilisée, saine, et juste.

Victor Petit

[1] De nos jours, la tolérance s’effectue tout autant au nom de l’idée que la culture de référence de la société (française par exemple) constitue un « insupportable » système oppressif. Mais les thuriféraires de cette idée, ceux-là même qui consacrent leur vie à dénoncer le « racisme systémique » ou le « racisme d’état » ont trouvé une faille pour que les uns déconstruisent ce qui fait leur identité, et pour que les autres (les « minorités », ou encore les « diversités ») puissent conserver la leur. Ils arguent du fait que les premiers, largement majoritaires, ont hérité malgré eux d’une identité qui oppresse et discrimine les minorités. C’est la thèse du racisme systémique. Les gens sont racistes sans le savoir du fait même de l’identité culturelle dont ils ont hérité. Enfin les autres, minoritaires, sont invités à conserver leur identité sur la base du principe de tolérance intimée aux premiers, nous l’avons vu. Mais d’une part sur la base du fait que leur identité relèverait d’un choix volontaire qui, dès lors, serait moins soupçonnable d’oppression ; et d’autre part sur la base de l’idée qu’étant minoritaires dans le champ culturel de la société, leur identité ne pourrait en aucun cas développer un quelconque système d’oppression. Les joies du multiculturalisme dont on reparlera plus tard.

[2] Ce pourquoi nos sociétés occidentales modernes, précisément « jeunistes », se plaisent à infantiliser les hommes, à les maintenir dans un statut bâtard entre l’enfance et l’âge adulte (jeux vidéos, trottinettes, la mode du « vintage » qui replongent les adultes dans leur enfance…). Mais un enfant devient adulte par le contact avec des adultes. Qu’advient-il d’une société où les enfants ne font que côtoyer d’autres enfants ? Nous reviendrons sur ce point plus tard.

[3] https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/10/05/en-france-150-citoyens-tires-au-sort-debutent-leurs-travaux-sur-la-crise-climatique_6014307_3244.html

[4] On ne peut d’ailleurs que noter l’influence grandissante de la Chine auprès de l’OMS. Le leadership mondial est en passe de changer de camp pour longtemps.

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