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Depuis trois semaines que dure cette dinguerie hystéro-racialiste où l’on a vu des êtres humains (a priori) se mettre à genoux pour baiser les pieds d’autres êtres humains (a priori), où l’on a vu des policiers de couleur noire se faire traiter de « vendus » (signe que dans la tête de beaucoup, la guerre civilo-ethnique est plus qu’une possibilité), où l’on a vu aussi des manifestations interdites tolérées par le Ministre de l’Intérieur au motif que la sincérité supplanterait la vérité du droit (ce qui revient à accorder à certains un privilège), on a vu une vieille antienne de l’antiracisme indigéniste et décolonial ressurgir. Ce refrain qui revient inlassablement, comme une chanson de Guy Béart ne finit jamais, postule que le pseudo-racisme systémique des sociétés occidentales (la France dans le peloton de tête évidemment) serait entretenu tantôt par des œuvres artistiques, tantôt par des figures du passé érigées honteusement en symbole. Ainsi, outre les entreprises qui se mettaient immédiatement au diapason de la soumission sur l’autel de l’argent (comme LEGO qui décidait de suspendre la publicité de ses figurines représentant des policiers faisant le bonheur de Mediapart, lequel torchon n’hésitait pas à publier un article intitulé : « LEGO a compris que même les enfants détestent maintenant la police »…), plusieurs acteurs de la culture s’en allèrent aussitôt revisiter l’héritage artistique du passé pour se presser d’en expurger les regatons pourris. C’est ainsi que le classique Autant en emporte le vent disparut du catalogue d’HBO, victime collatérale de cette furie totalitaire, incapable de penser le monde dans sa complexité, dans ses nuances et dans sa… diversité.
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Ce n’était évidemment pas tout. Les statues représentant certaines figures historiques de notre passé devaient également payer le prix fort. Ainsi l’on vit les effigies de Colbert, de Louis XIV (à cause de son fameux code noir), de Napoléon (accusé d’avoir rétabli l’esclavage), de Victor Schoelcher (qui, lui, a pourtant aboli l’esclavage mais a probablement le malheur d’être blanc) et même de Churchill et de De Gaulle, lesquels n’ont eu pour seul mérite que d’avoir sauvé l’Europe du péril nazi, ce qui demeure trop peu pour les névrosés-obsessionnels du taux de mélanine. A ce train-là, que fait-on ? On débaptise la station de métro Stalingrad, laquelle fait référence à l’un des plus grands criminels de l’Histoire ? Mais surtout, sur la base de quels critères décidons-nous de garder ou de jeter telle ou telle figure du passé ? Qui a droit de cité et qui doit être exilé ? Au nom de quoi ? Qui fixe les règles ? Au nom de quel principe supérieur ferions-nous précisément ce travail d’épuration et pas un autre ? A titre d’exemple provocateur, les opposants à l’avortement seraient probablement ravis (et encore, peut-être pas) que les rues portant le nom de Simone Veil soient débaptisées. Pourquoi ne leur accorderions-nous pas ce privilège dès lors que nous serions prêts à accepter de débaptiser entre autres les « Lycées Colbert » au nom de la lutte antiraciste ? En réalité, les antiracistes comme bon nombre de leaders d’opinion médiatiques (comme l’inculte Gilles Verdez, compagnon de route de l’intellectuel Hanouna, qui s’est félicité d’une « formidable décision à la fois indispensable et symbolique » s’agissant de la censure d’Autant en emporte le vent), ou artistiques sont tellement aveuglés d’idéologie et pétris de la certitude d’appartenir au camp du bien qu’ils en oublient que le monde n’est qu’une affaire de nuances. Pour eux, les choses doivent être bonnes ou ne pas être. Et il ne peut en être autrement. Ainsi, l’art doit être conforme à l’idéologie, ou ne pas exister. Il en va de même de l’humour d’ailleurs. L’humour doit être policé, lavé de tout soupçon non-conforme à la bienveillance antiraciste de rigueur. L’humour doit être gentil, mais toujours engagé (ce pourquoi l’humour n’est plus drôle tant l’humour n’existe pas sans une pointe de méchanceté). Le bien, le mal. Le blanc, le noir. Le juste, l’injuste. Le beau, le laid. Au milieu de tout cela ? Rien. La nuance n’est plus possible.
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Ce que ces censeurs nient, au prétexte de leur idéologie, ce n’est rien moins que la possibilité de l’humanité. Car l’humanité se caractérise entre autres par la raison, c’est-à-dire la capacité à observer le monde dans toutes ses nuances avec discernement ; soit la capacité à entrer dans la complexité des choses avec prudence et clairvoyance ; soit la capacité à comprendre qu’il n’y a pas de bien ni de mal en soi, et que ce faisant, les choses doivent être observées avec distance. On ne voit jamais qu’un point au microscope quand, prenant de la hauteur, on peut observer tout un monde. Ceux-là en sont incapables. Colbert, Louis XIV, Napoléon, Churchill, De Gaulle, bien sûr que des personnages historiques ont pu commettre des méfaits au regard de notre contexte actuel. Et quel esprit petit pourrait leur reprocher de s’être un jour trompé considérant les immenses destins qui furent les leurs ? Qu’ont fait ces Fouquier-Tinville d’opérette pour se permettre de les juger en vertu de nos critères contemporains, et en faisant fi du contexte de l’époque ? Ces gens-là pensent que l’Histoire humaine arrive à maturité tel un bloc, et qu’ils sont à la fois les acteurs de ce bloc et les gardiens de celui-ci. Ils ne comprennent pas que l’Histoire n’est pas linéaire. Ils ne comprennent pas que l’Histoire n’avance ni ne recule relativement à une direction précise, mais qu’elle est, tout simplement. Ils ne comprennent pas que l’Histoire n’a pas de but et qu’en ce sens, le passé est un legs que l’on n’a point à juger – encore moins a posteriori – mais que l’on doit continuer à faire vivre pour mieux comprendre le monde comme nous-mêmes. « Personne ne méprise autant la crétinerie d’hier que le crétin d’aujourd’hui » disait Nicolas Gomez Davila. Quels plus sombres crétins que ceux qui rejettent l’héritage de Napoléon Ier et méprisent celui-ci au motif qu’il aurait rétabli l’esclavage ? Deux choses à ce sujet. La première, c’est que cette assertion est fausse, à tout le moins partielle. Là encore, faire fi du contexte de l’époque relève de la malhonnêteté intellectuelle la plus crasse. Lors du traité de Paix signé à Amiens en 1802 avec l’Angleterre, plusieurs îles britanniques furent cédées aux français au sein desquelles était pratiqué l’esclavage. Napoléon souhaitait conserver intacte l’organisation de ces îles, vraisemblablement par pragmatisme et par facilité. A proprement parler, Napoléon n’a pas rétabli l’esclavage. C’est un mensonge que de l’affirmer, à tout le moins est-ce une manipulation de l’Histoire à des fins évidemment idéologiques. La deuxième chose, c’est que quand bien même Napoléon aurait rétabli sciemment l’esclavage, rien n’est jamais aussi simple qu’un plateau de jeu de dames pourvues de cases blanches et noires. La complexité d’un être humain est précisément ce en quoi il est humain. Qui peut se targuer d’incarner la perfection ?
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Ces censeurs se trompent quand ils prétendent œuvrer pour un monde meilleur par l’épuration. Ils ne font que l’appauvrir. La négation du passé ni n’absout, ni n’enterre quelque passion humaine que ce soit. C’est par la culture, la raison, la sagesse et la connaissance de l’Histoire que l’on peut apprendre du passé en sachant se détacher de lui si nécessaire. Je peux lire Mein Kampf sans avoir envie d’envahir la Pologne. Car je connais le contexte d’écriture du livre, de son auteur et bien sûr de son époque. Ce livre devient alors non une arme, mais un enseignement. Je peux lire Mort à crédit de Céline si j’ai connaissance de la vie de l’auteur comme de ses névroses obsessionnelles. Cette lecture n’est plus alors un danger mais un enrichissement. Finalement, je crois que c’est par paresse et par lâcheté que notre époque renonce à effectuer ce travail décisif d’éveil des consciences par la raison et par la transmission de la culture. Je crois profondément que cette censure ne relève pas tant d’une volonté idéologique de faire le bien (ou plutôt de vouloir un certain bien) que d’une forme définitive de résignation quant au travail que nécessite le passage de l’animalité vers l’humanité. Cette résignation est le symptôme éclatant d’une société décadente, sinon déjà morte.
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De quoi rêvent les censeurs ? D’un monde simpliste pourvu d’une frontière imaginaire qui séparerait le bien du mal. Hélas, ce manichéisme n’empêcherait nullement différentes conceptions du bien et du juste de s’affronter, ni les passions humaines de prospérer, à moins de sombrer dans une sorte de totalitarisme marqué par la censure. Nous ne pouvons que constater que c’est déjà le cas. Dans 1984, Orwell imaginait précisément un régime totalitaire qui ferait de l’effacement de l’Histoire la prémisse de son idéologie. Il y a 87 ans, Adolf Hitler se lançait dans une campagne similaire par une gigantesque entreprise d’autodafés. Il y a quelques années, les milices de l’Etat Islamique célébraient leur entrée dans les villes conquises par la destruction des vestiges d’un passé qu’elles voulaient révolues. Plus sournoises car pétries de bons sentiments, les censures que l’on déplore ces derniers temps n’en sont pas moins révélatrices d’une chose : le bien est souvent l’alibi de la barbarie. Et comme disait Pascal : « Qui fait l’ange fait la bête ».
Victor Petit