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On ne libère pas sans déconstruire. Voilà le credo libéral. Car l’Homme, pour être libre de faire ce qu’il désire, et pour être libre d’être ce qu’il souhaite, doit être émancipé de toutes ses attaches ; sa nationalité, son appartenance à une communauté historique et politique, sa spiritualité, sa filiation, son sexe… la tâche est vaste. C’est pourquoi la déconstruction, conséquence directe du libéralisme, est une entreprise d’épuration totale. Ce que le libéralisme nie, c’est l’idée d’Aristote selon laquelle l’Homme est par nature un animal politique. Pour Aristote, l’Homme ne devient un être résolument humain que par la médiation d’une culture. Par un langage qu’il reçoit, il peut communiquer. Par un système de valeurs commun à tous qu’il fait sien, il peut se construire une boussole morale qui lui permet de distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste et le beau du laid. Par des appartenances multiples (à une famille, une ville, une région, une nation bien entendue mais aussi, à une communauté politique et historique, une entreprise, un sexe, une langue etc.) il se façonne une identité construite sur la base de l’adhésion ou au contraire du rejet de ces appartenances. L’Homme n’existe qu’à travers le groupe. Pour Aristote, aucun être humain ne préexiste avant son entrée en société. Sans la médiation d’une culture, l’Homme est un barbare aliéné à ses pulsions, à ses désirs. Bref, il est un être vivant que rien ne distingue d’un animal. Selon le libéral, l’Homme se définit de façon totalement opposée car il naît libre et parfait. Il ne requière aucune culture particulière pour devenir humain. Plus globalement, il ne sollicite rien tant que sa seule volonté pour se construire. Et sa volonté, pour être libre, ne doit être contrainte par rien, ni personne, ni quelque appartenance que ce soit. Toute affiliation à quelque communauté ou culture relève de l’atteinte à la liberté de l’individu de se définir tel qu’il l’entend ou de faire ce qu’il désire. Même l’appartenance à un sexe doit être remise en question en tant qu’elle est considérée par la doctrine libérale (et libertaire) comme une oppressive assignation à résidence identitaire sexuelle. Le libéralisme entend donc, pour libérer l’Homme, déconstruire ses appartenances. De façon générale, c’est tout ce qui précède l’Homme qui doit être déconstruit. Et cela passe bien évidemment par la négation du passé au nom d’un futur par essence meilleur. Le passé est nié, à tout le moins est-il observé avec dédain comme ringard, hors du coup, en parfaite contradiction avec le projet émancipateur du libéralisme progressiste. Les libéraux se trompent. Ils pensent libérer l’Homme en le coupant de son passé ; en lui niant l’héritage historique dont il est à la fois le produit et le dépositaire. Ils ne se rendent pas compte que le langage, que les œuvres qui forgent un esprit commun, que tout ce patrimoine immatériel et matériel constituent le terreau qui permet à chaque individu de se forger une identité, et de réaliser sa nature d’être humain en tant que membre d’une communauté. La culture, c’est ce qui élève. C’est précisément ce qui permet de changer l’individu en un être humain membre d’une communauté humaine. Et pour ce faire, nous avons besoin de rester en communion avec le passé duquel nous ne sommes rien moins que les continuateurs. Mais le passé n’est pas simplement affaire de filiation. Le passé, c’est aussi ce par quoi l’on peut juger les innovations de notre époque, les découvertes, plus globalement tout ce que l’on englobe sous le vocable présomptueux de « moderne ». On a tort de juger le passé à l’aune du présent. Nous devrions davantage juger le présent à l’aune du passé. Il nous faut méditer ces mots merveilleux de Chesterton à ce sujet : « De toutes les raisons de mon scepticisme devant cette habitude moderne de tenir les yeux fixés sur l’avenir, il n’est pas de plus forte que celle-ci : tous les hommes qui, dans l’histoire, ont eu une action réelle sur l’avenir avaient les yeux fixés sur le passé. C’est ainsi que l’Homme doit toujours – pour quelle étrange raison ? – planter son verger dans un cimetière. L’Homme ne peut trouver la vie que chez les morts ». L’Homme demeure en lien permanent avec le passé : par ce qu’il est autant que par ce qu’il sait. Coupé de son passé, il n’est que néant de lui-même et ignorance. « Le refus du passé, attitude superficiellement progressiste et optimiste, se révèle, à l’analyse, la manifestation de désespoir d’une société incapable de faire face à l’avenir » écrit Christopher Lasch dans La culture du narcissisme. Au nom de quoi notre époque voue-t-elle le passé aux gémonies ? Au nom de la liberté des individus de se construire eux-mêmes nous dit-elle. Vraiment ? C’est à se demander si notre époque, sous prétexte de lendemains qui chanteraient de fait, ne renie pas le passé par peur de s’en montrer indigne.
Il n’existe pas d’être humain auto-déterminé. L’humanité n’est pas spontanée. Elle ne se décide pas. Elle ne s’invente pas. Elle s’acquiert et se transmet. La culture précède l’humanité, non l’inverse. C’est parce qu’il s’attache à une communauté, à un déjà-là, auquel il adhère ou qu’il rejette, qu’il peut se construire une identité et un système de valeurs. L’identité est inséparable d’un corpus d’appartenances communes au groupe auquel il s’affilie, et qui se compose entre autres d’une langue, d’une culture, d’une histoire, de mœurs, de coutumes, de traditions et de valeurs partagées. C’est par ce corpus que l’individu se confronte au monde. Sans cela, il n’a aucune référence. Il est un être vide, incapable de penser. C’est relativement à ce corpus qui constitue un mode de vie que l’Homme est capable de faire des choix – par adhésion ou par négation de celui-ci. Et c’est relativement à ce corpus que l’Homme peut se construire une capacité à juger les choses – là encore par adhésion ou par négation de ce mode de vie. Dans Le moment populiste, Alain de Benoist écrit que « le mode de vie social-historique est inséparable de l’identité, tout comme l’appartenance à une communauté est inséparable de la connaissance de soi. Les appartenances font partie de l’identité des individus ». Ainsi, il est impossible à l’Homme de se constituer une identité de façon autonome. Comme le pensait Aristote, il appartient à l’Homme de procéder à un travail d’introspection afin de découvrir sa véritable nature, ce pourquoi il est fait et quelle peut être sa place au sein de la communauté. L’individu est alors libre lorsqu’il réalise sa nature, lorsqu’il accomplit ce pourquoi il est fait. Non pas lorsqu’il fait ce qu’il a envie de faire au prix de l’arrachement à ce qui précisément le constitue – ce en quoi il ne devient ni plus moins qu’un individu incapable de discerner le bien du mal, aliéné à ses besoins et à ses désirs.
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Notre modernité libérale s’évertue à déconstruire. Mais déconstruire quoi ? En premier lieu : la culture. Ou plus précisément, la culture en tant que système de valeurs d’une part, et en tant que patrimoine d’autre part (l’un ne va pas sans l’autre). Cette déconstruction suggère une chose fondamentale. Pour la modernité libérale, il n’appartient pas aux hommes de découvrir le sens de leur existence au sein d’une communauté patiemment formée. Pour la modernité libérale, il appartient aux hommes de définir leurs identités, leurs règles ou encore le sens de leur passage sur Terre de façon individuelle[1]. Ils n’ont pas à chercher le sens de quoi que ce soit ; c’est à eux de dire le sens. Toutefois, comment se construire, comment se définir, comment penser le sens de la nature ou encore le rapport à autrui à partir de rien ? Sans qu’aucune grille morale des choses ne préexiste à soi autant qu’au groupe, comment penser le progrès ? le bien ? le mal ? Comment discerner le juste de l’injuste ? Ces notions existent-elles au cœur de chacun de nous avant même que nous ne naissions ? Sommes-nous par nature des êtres à ce point parfaits que nous serions capables, nous détachant de tout, de faire preuve de sagesse au point que nous serions aptes à mener une vie juste ? et plus fort encore, à savoir a priori à quoi ressemble une vie juste ? L’étude des enfants sauvages à largement invalidé cette idée rousseauiste – présupposé fondamental de l’idéologie libérale et moderne – selon laquelle les hommes seraient bons par nature, donc apte à se définir et penser le monde indépendamment de tout système culturel référent. Or comme le pense très justement Alain Finkielkraut, on ne se définit jamais par soi-même. On se définit à travers la médiation d’une culture, donc d’un système de valeurs éprouvé par la communauté, et construit autour d’un patrimoine historique et culturel. La culture, c’est ce qui construit, ce qui élève, ce qui permet de changer d’état. Mais la culture est aussi ce qui permet de se définir par la confrontation à l’autre. A la manière de la dialectique d’Hegel, se poser en tant que français, de culture française, c’est autant exister en tant que français que ne pas exister en tant qu’allemand, que japonais ou que bolivien. On ne se pose qu’en s’opposant. Hélas, à la faveur de la dilution des cultures dans un monde toujours plus globalisée, la déconstruction des cultures entreprise par l’idéologie libérale ne conduit qu’à un monde dont la vacuité n’a d’égale que l’interchangeabilité des individus de tous horizons.
La déconstruction d’une culture passe également par la déconstruction du sacré. Ce qui est sacré est précisément ce qui demeure, ce qui retient (mais non ce qui empêche), ce qui exige des hommes aussi (de la rigueur, un esprit de sacrifice, un sens de l’honneur…). Bref, le sacré est bien évidemment de nature à entrer dans le collimateur de l’idéologie libérale tant il est le marqueur de l’idée holiste selon laquelle il existe des limites ; limites qui dépassent les individus autant qu’elles les rassemblent à l’intérieur d’un univers commun. Le sacré est donc de nature à s’opposer à l’esprit d’auto-détermination des individus que prône le libéralisme[2]. Plus globalement, disons que tout ce qui dépasse l’individu, tout ce qui transcende sa liberté et ses intérêts personnels au bénéfice d’une cause plus grande que lui doit être déconstruit. Hélas, que reste-t-il de l’être humain séparé de ses attaches identitaires, exfiltré du groupe auquel il s’était affilié et privé de sens et de transcendance ? Il reste un individu dont la vie n’a de sens que dans la capacité de celle-ci à répondre à ses besoins, à ses désirs, à ses caprices et à son narcissisme. Bref, il reste un consommateur. La déconstruction de la culture condamne l’Homme à n’avoir plus pour idéal que la satisfaction totale du moindre de ses besoins. De sorte que notre société libérale, forte de voir sa culture déconstruite ou en passe de l’être, devient une société du désir. Le désir de révolution est devenu une révolution du désir note très justement Alain de Benoist. Cette société du désir devient une société de l’individu, non plus de la communauté. Les hommes ont pour unique projet de vie la réussite matérielle, avec pour corollaire la frustration, l’ennui ou l’insatisfaction (car sans dimension spirituelle, c’est-à-dire sans un intérêt pour ce qui est de l’ordre de l’esprit et non de la matière, l’appétit matériel n’est jamais rassasié). Ainsi les hommes sont seuls puisqu’il n’y a plus de lien social. Ainsi les hommes sont condamnés à la réussite puisque leur bonheur ne passe que par la satisfaction de leurs besoins matériels. Cet impératif de réussite les astreint à assumer un matérialisme cynique dans un monde d’obsolescence toujours plus programmée. Le rapport au temps est en réalité bouleversé dans un univers dont l’économie ne repose plus sur la bonne administration des richesses matérielles que l’on désire pérennes mais sur leur consommation, donc sur leur nécessaire désuétude. Les modes, qu’elles soient vestimentaires ou encore technologiques traduisent ce mouvement permanent que nous impose la modernité, cette stabilité impossible qui contraint les hommes à la constante insatisfaction. Comment ne pas voir un lien entre cette pression sociale et économique qui pèse sur les individus, et le fait que nos sociétés libérales soient autant gavées d’antidépresseurs et d’anxiolytiques ? La modernité nous avait promis le bonheur, la liberté et l’émancipation. Or nous errons dans une sorte de nihilisme dépressif. Finalement, l’idéologie libérale a remplacé l’opium du peuple par l’opium tout court.
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La culture, par son caractère sacré, est l’élément fondamental qui cimente le lien communautaire autant que la stabilité du groupe et des hommes qui le composent. Par la déconstruction de la culture, nous pensons avoir libéré les hommes. En réalité, nous les avons rendus dépendant d’eux-mêmes, de leurs besoins, de leurs pulsions ou encore de leurs névroses. Nous avons cassé les liens qui les unissaient et nous les avons isolés les uns des autres. Pire encore, nous avons créé un monde en perpétuel mouvement, lequel nécessite à chacun de toujours s’adapter[3]. Nous ne parlons plus que de flux, d’avancés, ou encore de progrès. Bref, nous n’avons plus droit au repos.
Ainsi, il est temps de regarder en arrière, notamment en direction des sagesses antiques, afin de prendre conscience que l’état d’accomplissement n’est pas le mouvement, mais tout au contraire le repos. Ulysse, le héros grec par excellence, n’avait pas pour idéal la vie aventureuse. Ulysse a livré bataille. Ulysse a affronté la colère des Dieux. Mais Ulysse ne rêvait que de se fixer chez lui, au milieu des siens. Pour lui, l’accomplissement résidait dans la fixité, laquelle permettait la sérénité. Pour autant, ne sombrons pas dans l’immobilisme. Il est nécessaire que les sociétés libérales, et par la même la communauté nationale française, retrouve un semblant de quiétude. Or nous n’y parviendrons qu’en cessant de déconstruire ce qui nous unit et nous définit : la culture en tant que système de valeurs bien sûr, notre patrimoine matériel et immatériel, le sacré, nos appartenances, nos coutumes, nos fêtes ou encore nos traditions. Nous y reviendrons plus tard, à l’occasion d’un prochain article.
Victor PETIT
[1] Exemple un brin exagéré mais significatif : « Je suis né non pas en tant qu’homme, c’est-à-dire de sexe masculin, de chromosomes XX, pourvu de deux testicules et d’un pénis, mais en tant que simple amas de cellules. Ce faisant, bien que pourvu des attributs précédemment cités, je décide qu’en vertu de mon droit de me définir tel que je l’entends, je suis une licorne à trois yeux. Dès lors, j’invite les autres amas de cellules à me reconnaître comme tel ».
[2] Il y a des choses qui se font, de même qu’il y a des choses qui ne se font pas – qui sont sacrées. Les traditions, les mœurs ou encore les coutumes culturelles par exemple, en ce qu’elles constituent un corpus de normes sacrées auquel on se plie, sont précisément de nature à borner la capacité des hommes – à l’intérieur d’un groupe – à se déterminer tel qu’ils l’entendent et à faire ce qu’ils veulent. Prenons encore l’exemple de la nature. Considérée par Descartes, non comme une chose sacrée mais comme une simple chose étendue (une res extensa) la nature devient malléable à l’envi ; la nature peut être manipulée, utilisée à des fins rationnelles. Dès lors que la technique le permet, la nature n’est plus qu’un moyen, un support au fantasme de l’auto-détermination des hommes. Par le biais de cette idée libérale, l’utérus artificiel, la gestation par autrui comme les OGM deviennent moralement acceptables. En revanche, considérée comme sacrée (le cosmos disait les grecs anciens), la nature comporte un ordre que l’on ne saurait transformer sans commettre le péché de profanation. Cette vision sacrée de la nature permet de contenir la tentation d’hybris des hommes (un grec ancien serait bien incapable de concevoir comme moralement acceptable les manipulations du vivant que j’ai mentionnées précédemment). Néanmoins, il va de soi que cette consécration de la nature contrevient au fantasme moderne et libéral de l’auto-détermination. Ce en quoi lie libéralisme considère le sens du sacré comme devant être impérativement déconstruit.
[3] Autrefois, nous exercions bien souvent le même métier toute notre vie. Aujourd’hui, notre vie professionnelle est souvent jalonnée d’emplois très divers. D’où l’enjeu nouveau de la reconversion. Présentée comme une chance, la reconversion est en réalité un impératif en raison d’une société en perpétuelle renouvellement. Combien d’emplois disparaissent en vertu du progrès technique et technologique ? On dira que de tout temps, des métiers ont disparu, ou ont dû s’adapter (l’imprimerie, la photographie, l’agriculture…). Mais aujourd’hui, les possibilités de reconversion offertes aux métiers manuels ou agricoles sont quasiment impossibles au regard du décalage technique et technologique que suggère notre époque. Ce qui contribue à instaurer un climat de pression et de précarité, notamment chez les travailleurs âgés qui ressentent ce décalage comme une exclusion.