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Penser par soi-même est un des grands poncifs de notre société égogratique. Rien d’étonnant à cela. Notre civilisation, devenue ultra-rationaliste et individualiste, suggère que la pensée est à même de jaillir des individus par la seule capacité de ces derniers à réfléchir, à raisonner. Ainsi les hommes n’auraient besoin de personne d’autres qu’eux-mêmes pour penser. Or l’Homme est-il par nature un être pensant ? Si Descartes et Rousseau postuleraient que oui, ma réponse est clairement non. Ce n’est pas parce que nous avons la faculté de penser que nous sommes capables de penser de façon spontanée. De même que, si nous sommes doués de cordes vocales, nous ne pouvons communiquer que par la médiation d’un langage. Pour commencer à penser, il nous faut au préalable disposer d’un langage qui va nous permettre de conceptualiser des choses et des idées. Il nous est également nécessaire de recevoir un système de valeurs qui va nous mettre sur le chemin du discernement, condition même de la pensée : discernement entre le bien et le mal, le juste et l’injuste ou encore le beau et le laid. Bref, la pensée requière la médiation d’une culture. C’est par cette culture que l’Homme devient résolument humain, et qu’il peut commencer à penser, culture qu’hélas, nous avons presque entièrement déconstruite.
Contrairement à l’idéal rousseauiste qui s’est largement incarné dans la philosophie des Lumières, par nature, l’Homme est un animal, nu, décharné, désincarné, incapable de communiquer donc de penser. Pour commencer à penser, autrui est nécessaire. Ce que transmet cet autre peut être une source d’inspiration. Comme d’une idée peut en germer une autre. C’est par exemple le cas quand Albert Einstein s’appuie sur la pensée d’Isaac Newton pour concevoir la théorie de la relativité générale. Ce que transmet cet autre peut tout autant se révéler une source profonde de rejet. C’est le cas lorsque le philosophe David Hume, après avoir étudié Descartes et son Discours de la Méthode, développe en réaction l’idée que la science expérimentale est principalement inductive et ne relève en cela que d’une simple croyance comme une autre. Hume nous montre ici qu’on se construit aussi une pensée originale par la confrontation avec la pensée d’autrui. A la façon de la dialectique d’Hegel de sorte qu’on ne peut se poser qu’en s’opposant. Enfin, ce que transmet cet autre peut tout autant constituer un déterminisme inconscient de la pensée. L’éducation que nous recevons de nos parents, le milieu où l’on grandit, les valeurs de notre pays, les publicités auxquelles nous sommes exposés, tout cela nous vient nécessairement d’autrui, et féconde notre être à ce point que notre pensée en est forcément imprégnée.
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A travers ces trois points, on comprend que la question n’est pas de penser par soi-même. Ce qui est précisément impossible. Car on ne pense jamais à partir de rien. La culture qui nous a été transmise, grâce à laquelle on peut penser relativement à un langage, à des valeurs, à l’histoire, à la littérature, à la science ou encore à la philosophie, nous la devons à autrui. Nous la devons à l’expérience humaine grâce à laquelle s’est forgé, des millénaires durant, un gigantesque corpus de connaissances. Comment aurions-nous la prétention d’imaginer penser indépendamment de ce legs immémorial ? Depuis le Siècle des Lumières – quoi que l’on trouve déjà cette idée bien avant, notamment au XVème siècle chez Pic de la Mirandole – l’Occident se considère sur le chemin de la sagesse en empruntant la voie de l’émancipation. Emancipation par rapport à la culture considérée comme aliénante, émancipation par rapport aux normes morales vues comme des atteintes au potentiel de liberté des individus, émancipation par rapport au langage que Roland Barthes n’hésitait pas à qualifier de fasciste. Ainsi, l’Homme libre serait déconstruit de tout, adepte de la tabula rasa pour mieux construire l’Homme-Nouveau ou plutôt : l’Individu-Nouveau – tant cette construction doit être à la carte, relative à chacun, indépendamment de toute idée de vérité absolue. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’écolier, ou l’apprenti, n’ait plus rien à attendre du maître sinon que ce dernier ne soit qu’un simple animateur. « L’écolier doit désormais construire son propre savoir » nous dit-on, et donc, penser par lui-même. Cela représente selon moi une crise de la transmission qui se matérialise dans la célébration quasi-unanime de la fameuse phrase de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Comme si la conscience précédait la science. Comme si la nuance, la sagesse, la pondération ou la tempérance relevaient de l’inné. C’est une erreur. Car pour s’enticher de ces valeurs, encore faut-il, non pas savoir le monde bien sûr, mais à tout le moins le connaître, le déchiffrer, l’analyser pour, après seulement, mieux le comprendre, le nuancer, en distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste, le beau du laid. De cette citation tronquée, il ne faut pas oublier tout ce qui précède dans cette célèbre lettre de Pantagruel à Gargantua :
« C’est pourquoi, mon fils, je t’engage à employer ta jeunesse à bien progresser en savoir et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l’un par un enseignement vivant et oral, l’autre par de louables exemples peuvent te former. J’entends et je veux que tu apprennes parfaitement les langues. […] Qu’il n’y ait pas d’étude scientifique que tu ne gardes présente en ta mémoire et pour cela tu t’aideras de l’Encyclopédie universelle des auteurs qui s’en sont occupés.
Des arts libéraux : géométrie, arithmétique et musique, je t’en ai donné le goût quand tu étais encore jeune, à cinq ou six ans, continue. […] Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et que tu me les mettes en parallèle avec la philosophie. Et quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t’y donnes avec soin : qu’il n’y ait mer, rivière, ni source dont tu ignores les poissons ; tous les oiseaux du ciel, tous les arbres, arbustes, et les buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tous les pays de l’Orient et du midi, que rien ne te soit inconnu.
Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les Talmudistes et les Cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une connaissance parfaite de l’autre monde qu’est l’homme. »
Ces recommandations faites, Gargantua se mettra alors sur les chemins de la sagesse. On ne pense jamais par soi-même. Comme le dit Gargantua, on pense avec tous ceux qui nous entourent, c’est entendu. Mais on pense surtout parce que nous sommes riches de tous ceux qui nous ont précédés. Bernard de Chartres a écrit que « Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux. » Rien n’est plus vrai.
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Il n’existe pas de pensée auto-engendrée. Et quand bien même cela serait possible, serait-ce souhaitable pour autant ? Je ne pense pas. Car comment pourrait-on apprendre le discernement, la tempérance, la sagesse si l’on ne pensait que par soi-même ? Celui qui pense par le cheminement d’autrui se construit de doutes. Quand celui qui ne pense que par lui-même se repaît dans ses certitudes. Une nuance toutefois. Quid de ces gens, si nombreux, d’une grande sagesse bien que point érudits ? Aucun être humain n’existe en tant que réalité auto-engendrée. Or quand les connaissances sont modiques, il demeure, chez ces Hommes bons et sensés, cette fameuse sagesse qu’on qualifie avec dédain de « populaire », ce « bon sens paysan ». Du reste, ne croyons-pas que cette sagesse et ce bon sens ont émergé spontanément, comme venus de nulle-part. Ils sont bien davantage le fruit d’un empirisme organisateur, d’une richesse constituée de gestes justes, de coutumes et d’habitudes ingénieuses que les Hommes se sont transmis à l’épreuve des siècles. On ne pense jamais par soi-même et je dirais même plus, il faut apprendre à penser contre soi-même. Car en pensant par eux-mêmes, en se fiant à leurs sens, les Hommes ne se sont-ils pas souvent trompés ? En toute sincérité, imaginons un homme vierge de tout enseignement observant le soleil dans le ciel. Comment pourrait-il imaginer une seule seconde que c’est la Terre qui tourne autour du soleil ? N’a-t-il pas fallu que l’Homme pensât contre lui-même ? Contre ses sens ? Contre le sentiment d’évidence que suscitaient ses observations pour imaginer l’héliocentrisme ? C’est d’ailleurs le but de toute expérience de pensée : penser à l’extérieur de soi. « Je est un autre » disait Rimbaud. En réalité, notre ennemi est en nous. Et nous devons apprendre à penser contre nous-mêmes, à questionner nos certitudes.
Alors certes, penser par soi-même, ce serait faire œuvre de sincérité. Mais ne serait-ce pas davantage une manière de se créer de la confiance au détriment de la vérité ? Une des caractéristiques de la postmodernité, c’est la substitution de la vérité par la sincérité. L’important ne serait pas dans la véracité des choses, mais dans le fait qu’elles soient dites librement et avec le cœur. Peu importe que nous soyons dans l’erreur, pourvu que nous y soyons avec sincérité. En réalité, il semble que nous ayons peur de la vérité. Car penser par soi-même me semble contradictoire avec l’idée qu’existerait une vérité absolue. Si nous ne nous associons pas à la pensée d’autrui, comment discuter, comment chercher la vérité du Tout ? Il est à craindre que l’idée de « penser par soi-même » renvoie à l’idée qu’existerait une vérité subjective à chacun, ce qui dès lors, figurerait que la pensée est relative et que le monde, le cosmos, n’aurait finalement aucune nature, aucun sens. Il faut comprendre que justement, une pensée n’est pas une vérité, mais une simple tentative d’approche de celle-ci. Or si je me borne à penser par moi-même, je suis déjà une limite. C’est ici que la tolérance s’impose. Je veux parler de la vraie tolérance. Non pas la tolérance comme résignation bienveillante devant l’inacceptable (l’obscurantisme, le multiculturalisme, le fanatisme…), laquelle ne constitue rien d’autre qu’un relativisme hypocrite et lâche. Je parle de la tolérance en tant que condition de la possibilité de l’association de chacun avec la pensée d’autrui. La devise de la France inclut la fraternité. Or la fraternité, c’est précisément ce qui nous permet de mettre en commun nos pensées, de nous enrichir mutuellement avec la pensée d’autrui ? Par assentiment ou par contradiction, nous pensons toujours par le biais de la pensée des uns et les autres.
Penser, c’est se cultiver au sens premier du terme, c’est-à-dire grandir et s’élever. Penser, c’est ainsi mépriser l’érudition qui n’est que la contrefaçon vaniteuse et légère de la culture. Le chemin sur lequel nous devons nous orienter, c’est celui de l’autonomie de la pensée – laquelle n’a rien que peu à voir avec la pensée auto-engendrée. Auto + Nomos : se donner sa propre loi.
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On pense toujours par autrui. Il ne faut pas s’en attrister. C’est tout au contraire une démarche d’humilité qui nous approche de la vérité. Au même titre qu’un scientifique considère qu’à l’issue d’une expérience, une absence de découverte est en soi une découverte. Penser par autrui n’est pas incompatible avec l’idée de se construire une pensée autonome si tant est que l’on se déleste des faux-semblants, des préjugés, des passions et que l’on sache discerner ce qui nous détermine (sagesse que l’on trouve dans la notion de liberté chez Spinoza). C’est alors que nous pouvons nuancer toutes ces richesses qui nous viennent des autres, de nos parents, de nos professeurs, de nos amis, de nos voisins, plus globalement de notre prochain, afin de nous construire une capacité de jugement autonome. Sapere aude, la devise de Kant et des Lumières signifie « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ». Kant a raison bien entendu. Mais avant cela, j’ajouterais : « Aie l’humilité de te servir du legs intellectuel et spirituel de ceux qui t’entourent et de ceux qui t’ont précédé, car tu n’es qu’un simple être humain mortel et non pas un Dieu ».
Apprendre à penser par soi-même est une mystification postmoderne doublée d’une promesse non tenable. Ce que nous devrions faire, invariablement, c’est apprendre à penser avec autrui.
Victor Petit