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Le nihilisme postmoderne a un souci avec la vérité. C’est que la vérité, dans son acception initiale, dans la définition qu’en donne Thomas d’Aquin – c’est-à-dire la relation de conformité entre l’intelligence et la réalité -, désigne quelque chose d’absolu. Et parce qu’elle est absolue par nature, la vérité s’impose à tous, et ne peut être relative à chaque individu. A titre d’exemple, Dieu existe ou Dieu n’existe pas. Si une personne affirme que Dieu existe, et que face à lui, une autre dit au contraire que Dieu n’existe pas, alors l’un a raison et l’autre a tort. Il ne peut pas en être autrement. La vérité n’est pas égalitaire… Afin de confronter la vérité dans ce qu’elle a de despotique, le nihilisme postmoderne lui oppose le relativisme. C’est-à-dire l’idée qu’il n’y a de vérité que relative à chacun. La parade n’est pas nouvelle. « L’Homme est la mesure de toute chose » fait dire Platon à Protagoras dans le Théétète afin de moquer la rhétorique sophistique très en vogue à son époque. Ainsi, la vérité n’existerait que par l’appréhension sensible des choses relative à chacun. Il y aurait donc autant de vérité que d’individus. « Il n’y a pas une vérité mais des vérités » nous dit-on. « La vérité dépend des gens » entend-on. « A chacun sa vérité » répète-t-on. Dans les rubriques « faits-divers », on lit quasi-systématiquement que l’accusé a « donné sa vérité ». Pourtant, au mieux a-t-il donné sa version des faits ou livré sa perception de la réalité…
Est considéré comme vrai ce qui est perçu avec suffisamment de force déplorait Hume. Avec l’immatérialisme de Berkeley, cela va encore plus loin puisqu’il n’y a de vérité que relativement à la perception de chacun. Par exemple, l’arbre n’existe que parce que je le vois. Indépendamment de moi, de ma vision, de ma perception de celui-ci, il n’y a pas d’arbre. Les couleurs de l’arbre n’existent qu’en ce qu’elles sont perçues par ma rétine. Indépendamment de ma perception, ces couleurs n’existent pas. Elles n’ont pas de matière objective. Ainsi, ce n’est plus l’Homme qui vit au sein du monde, qui tourne autour des choses, qui dépend de cette nature ou plutôt qui n’en est qu’un élément. Désormais, le monde n’existe qu’en tant qu’il est perçu par l’Homme. L’Homme est au centre des choses. L’empirisme antique considérait que les sens disent la vérité – ce qui me semble déjà une erreur puisque les sens peuvent nous tromper. L’immatérialisme de Berkeley ou l’empirisme moderne de Hume postulent, chacun à leur manière, que la vérité est relative aux individus. Ainsi chacun construit sa vérité. Or s’il n’existe aucune vérité absolue, si chacun a sa vérité qui lui est propre, donc incontestable, à quoi bon discuter ? A quoi bon débattre ? Qu’avons-nous à partager ? Qu’avons-nous à chercher ? Ainsi formulée, le monde devient ce que l’individu décide qu’il est. Le monde n’a de nature que celle que l’individu veut bien lui attribuer. Les choses sont ce que l’individu entend qu’elles sont. De sorte qu’une peinture sans peinture ou qu’une musique sans musique deviennent de l’art si l’individu qui se déclare « artiste » en a décidé ainsi… L’exemple est pris à dessein puisque l’Art Contemporain procède précisément de ce postulat : tout est « art » dès lors qu’on le décrète. La doctrine nominaliste de Guillaume d’Ockham fonctionne à plein régime.
Faisons un tour par Descartes. Pour l’auteur du Discours de la méthode, toute pensée qui me vient d’autrui ne peut que pervertir ma capacité à juger. De sorte qu’on ne m’imposera jamais rien que je n’aurais moi-même jugé comme vrai. On retrouve ici l’idée individualiste et égocentrique du « penser par soi-même » dans la mesure où la vérité ne peut que procéder de la seule pensée de l’individu[1]. Énoncée en ce sens, la vérité n’est plus la relation de conformité entre l’intelligence et la réalité, l’adéquation de l’esprit et de la chose. Énoncée en ce sens, la vérité, relative à chacun, réside dans l’interprétation individuelle de la réalité. La vérité en tant qu’absolu n’existe pas. La seule chose qui importe, c’est la sincérité de l’individu dans son interprétation de la vérité. Par exemple : un être humain pourvu d’un chromosome XY est un homme. C’est la vérité. Je suis un être humain pourvu d’un chromosome XY mais je me sens femme et décrète que je suis une femme, alors je suis une femme. C’est ma vérité. La seule chose qui importe et qui confère sa légitimité à ma vérité, c’est la sincérité de mon jugement[2]. Le chercheur en neurosciences à l’Université de Fribourg, Sebastian Dieguez, considère qu’une des caractéristiques de la postmodernité, c’est la substitution de la vérité par la sincérité. Bien évidemment, cette substitution est confortable en ce qu’elle place l’individu sur un piédestal tout en l’exonérant de ses responsabilités – sa sincérité primant sur tout. Mais les conséquences sont désastreuses. Un exemple qui peut sembler excessif mais qui est malheureusement avéré. En septembre 2015, un homme de 18 ans originaire du Bangladesh violait une adolescente de 15 ans et tentait d’en violer une autre. Au procès, son avocate a plaidé la méconnaissance des codes culturels français. En somme, son client a violé de bonne foi… Six ans de prison avaient été requis mais l’homme a été acquitté. Dans cette affaire, la sincérité (ou ce qui est jugé comme tel) du prévenu a primé sur la vérité du droit. Prenons un exemple moins polémique, mais tout aussi représentatif. Lorsque, tentant de résoudre un problème de mathématiques, les élèves ne sont jugés par leurs professeurs non pas sur le résultat mais sur leur méthode et leur envie de bien faire, c’est l’individu qui précède la vérité. « Le résultat est faux mais il a travaillé », ou encore « le résultat est incorrect mais la méthode est bonne » : ici, c’est la sincérité de l’élève qui est jugée, c’est-à-dire sa vérité.
Ainsi, la vérité absolue n’a plus d’importance. Elle n’existe même plus. Seule compte la sincérité des individus. A l’école, peu importe le résultat, pourvu que la méthode soit bonne. L’On peut dire des âneries, tant qu’elles sont dites avec le cœur, tout va bien. Voilà qui permet de comprendre comment l’abêtissement de masse et la vacuité intellectuelle ont conquis notre monde. Les hommes ne se définissent plus relativement à ce qu’ils sont, mais relativement à ce qu’ils se disent être. Les hommes sont comme des Dieux pour eux-mêmes. En perdant son aura universelle et absolue, la vérité a également perdu sa légitimité au profit de la sincérité. La canonisation de la figure de Greta Thunberg est à ce titre édifiante. Agée d’à peine 16 ans, une adolescente qui n’a aucune formation scientifique se voit reçue par les plus puissants chefs d’État de la planète pour la seule et unique raison que sa colère serait sincère – puisqu’elle n’apporte rien d’autre d’un point de vue de la recherche de la vérité que ce que des scientifiques ont bien voulu lui expliquer. Voici un autre exemple, en France cette fois-ci. Le 3 juin 2020, deux semaines après la fin du premier confinement relatif à la crise sanitaire du Coronavirus, alors qu’un décret ministériel interdisait tout rassemblement de plus de dix personnes, se déroula une manifestation visant à dénoncer les « violences policières et le racisme ». Les organisateurs de cette manifestation, de même que chacun des participants, auraient dû être poursuivi par la justice. Mais il n’en fut rien. Pour justifier ce laxisme sidérant, le Ministre de l’Intérieur Christophe Castaner déclara que « l’émotion mondiale, qui est une émotion saine sur ce sujet, dépasse au fond les règles juridiques qui s’appliquent »[3]. D’une part, on connut M. Castaner plus actif s’agissant de la répression des manifestations des Gilets Jaunes… D’autre part, il va de soi que son raisonnement faisait passer la sincérité de la démarche des manifestants avant la vérité du droit.
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Ainsi, ce que n’accepte pas la postmodernité nihiliste, c’est que la vérité revêt un caractère absolu. La vérité ne peut pas être relative. La vérité est que si toutes les vérités se valent, il n’y a plus d’universel, il n’y a plus de dialogue possible, il n’y a que la guerre de tous contre tous pour la défense de sa vérité. Ce relativisme égocratique de la vérité ne conduit qu’au chacun pour soi et à l’émocratie, c’est-à-dire à la définition de toute politique par le prisme de l’émotion. Or l’émocratie est en soi un problème dans la mesure où elle est une pensée à chaud par la réaction du cœur et non par l’action de l’esprit. Et elle est encore plus dangereuse quand elle se met au service d’une idéologie. A titre d’exemple, lorsque la tragique photo du cadavre d’un enfant migrant noyé, gisant face contre le sable[4] fait délibérément le tour du monde afin de « susciter l’émotion », et qu’a contrario, le cliché d’un enfant au corps démembré, tué lors de l’attentat de Barcelone en août 2017 est rigoureusement floutée et sciemment cachée au monde, on mesure à quel point l’émocratie relève de l’insidieuse dictature par les bons sentiments. L’émocratie va de pair avec l’égocratie en ce qu’elle flatte l’égo par l’indignation à peu de frais… Hélas, on ne conduit aucune politique par l’émotion. Seule compte la vérité.
Victor Petit
[1] Ce qui n’est pas sans compliquer la tâche des enseignants dont les élèves, bien aidés par toutes les âneries écrites sur internet, considèrent leur prétendu savoir comme aussi légitime que le leur
[2] L’exemple n’est pas le fruit du hasard bien évidemment. Les problématiques sociétales liées à l’idéologie du genre et à ce que l’on appelle la non-binarité relèvent clairement de ce mysticisme de l’idée de vérité.
[3] https://www.lefigaro.fr/politique/castaner-ne-sanctionnera-pas-les-manifestations-contre-le-racisme-l-emotion-depasse-les-regles-juridiques-20200609
[4] Je veux parler du petit Aylan Kurdi, garçon syrien retrouvé mort en 2015 sur une plage turque.