L’érotisme de la dérision : un mal postmoderne

Temps de lecture : 9 minutes

Voici notre culture presque entièrement déconstruite. Je l’ai écrit ici. La culture est désormais considérée comme une oppression, une entrave au potentiel de liberté des individus. C’est pourquoi ce qui subsiste de culturel – notre langue, notre histoire ou encore notre patrimoine matériel et immatériel – doit être relégué au rang de folklore, de divertissement. Rien de ce qui subsiste du passé, de nos us et coutumes, de nos modes de vie comme des valeurs héritées de notre histoire, ne saurait subsister autrement qu’en tant que simples ornements dont il conviendrait bien davantage de s’amuser que de s’inspirer. Désormais, tout est prétexte au divertissement. Ce n’est plus notre culture qui constitue notre identité, mais les individus qui peuplent notre nation et leur capacité à s’amuser, à faire la fête. Tout est devenu dérisoire. Plus rien n’est sacré, plus rien n’a d’importance. En réalité, notre époque ne prend plus rien au sérieux précisément parce qu’elle se prend elle-même au sérieux. En considérant que nous n’avons rien à apprendre ni même à retenir du passé, en méprisant cet héritage, et en nous affranchissant de ces richesses et enseignements pourtant constitutifs de notre identité, nous nous prétendons capables de façonner et perpétuer une nouvelle civilisation à partir de rien. De sorte que nous nous moquons de toutes ces fêtes et traditions. Ou plutôt, l’époque utilise les fêtes et traditions dans le but de remplir certaines fins : mercantiles d’un côté, flagorneuses de l’autre. Le peuple peut bien mourir de faim, pourvu qu’il s’amuse. Le peuple peut bien subir la barbarie, pourvu qu’il danse. « Il convient donc que le contrat social soit une fête, une touchante et sublime idylle, où, d’un bout de la France à l’autre, tous, la main dans la main, viennent jurer le nouveau pacte, avec des chants, des danses, des larmes d’attendrissement, des cris d’allégresse, dignes prémices de la félicité publique » écrit Taine dans Les origines de la France contemporaine. Cela a tout de la méthode Coué.

« Jouir sans entrave » nous répète-t-on. Le message est bien reçu. Dans le même temps, notre société individualiste et égocratique a rompu tout lien charnel avec le sacré. A tel point que les lieux des plus terribles désastres ne sont plus tant des occasions de recueillement que des espaces de mise en perspective morbides et narcissiques de soi. C’est ainsi que l’on voit fleurir les selfies à Tchernobyl – devenue une destination touristique à la mode –, à Oradour-sur-Glane ou encore à Auschwitz. Le selfie, ce symbole de notre société narcissique et égocentrique qui vise à mettre le photographe-photographié au cœur du sujet afin de témoigner, non du lieu capté, mais de sa présence sur au sein du lieu capté. Désormais, le recueillement est à ce point gênant qu’on préfère le substituer par le festif. Pour rendre hommage à un personnage décédé, ou encore aux victimes d’un attentat, on préfère à la traditionnelle et trop sérieuse minute de silence une minute d’applaudissement. Rien de si étonnant tant notre civilisation est gênée aux entournures par la mort. Est-ce à ce point une torture que de s’accorder un instant de mutisme ? Rien ne me serre davantage le cœur que de voir des hommes se livrer à des applaudissements pour célébrer la mémoire de quelqu’un. Sur la tombe d’un proche, songeraient-ils à applaudir ? La mort, la mémoire, le respect que l’on doit à quelqu’un de cher et de valeureux ne vaut-il pas la gravité respectueuse du silence, ce que René Char considérait comme « l’étui de la vérité » ? Que dire de la commémoration du centenaire de la bataille de Verdun ? Si nous échappâmes de justesse à un odieux concert d’un obscur rappeur français (Black M) qui avait, entre autres faits d’arme, affiché sa haine pour la France[1], nous devions supporter d’autres abjections imaginées par les organisateurs progressistes de l’événement dont la dissonance cognitive devait amalgamer commémoration et fête. Ainsi, nous vîmes 3400 jeunes allemands et français courir entre les tombes du cimetière de Douaumont, foulant aux pieds la mémoire des 360 000 soldats français morts à l’occasion de cette terrible bataille. Le spectacle proposé fut d’ailleurs revendiqué comme une « initiative festive » par les organisateurs. Terrible erreur ; le recueillement ne peut pas être festif.

En 2017, à Manchester, lors d’un concert de la chanteuse Ariana Grande, un attentat islamiste tua vingt-deux personnes, principalement de jeunes adolescentes. Quinze jours plus tard, un concert d’hommage proposé par plusieurs stars eut lieu au même endroit. Après une brève allusion au drame, le spectacle pouvait commencer. Le recueillement devait s’opérer dans la fête. The show must go on. « Don’t look back in anger », titre d’une célèbre chanson du groupe britannique Oasis, devait servir de slogan bien-pensant : « ne rumine pas ta colère » en français. Devise de résilience pour certains. Pour d’autres, un slogan lâche qui confinait au zapping des mémoires et des consciences à l’heure où certaines des victimes de l’attentat n’avaient même pas encore été enterrées. De même, au lendemain des attentats de Paris du 13 novembre 2015, l’on s’entendait dire qu’il fallait retourner voir des concerts et fréquenter de nouveau les terrasses. L’on espérait faire de notre insouciance une arme, une arme festive alors qu’elle relevait pour nos ennemis de la plus grande naïveté. Naturellement, il fallait bien que la vie reprenne son cours. Mais cette dérision vis-à-vis du danger, et vis-à-vis de l’idéologie de nos ennemis sur l’autel de la résilience, consistait tant en une forme de résignation – « il faut apprendre à vivre avec le terrorisme » dixit Manuel Valls – que de mépris pour les victimes – dans la mesure où d’une certaine manière, leur sort nous aura laissé indifférent.

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Hélas, c’est bien parce que plus rien n’est sérieux, c’est bien parce que plus rien n’est sacré que l’on entend faire la fête. Pourtant, c’est avec l’esprit de sérieux que l’on traite les choses qui ont de la valeur. On devrait s’inquiéter profondément que tout ce auquel on croit, que tout ce auquel on accorde de la valeur puisse être traité avec dérision au nom du plaisir, de l’amusement, du cool, du sympa. Et que penser de l’école dont on nous dit qu’elle devrait être ludique ? qu’elle ne devrait surtout pas ennuyer les enfants ? qu’elle ne devrait pas être trop sérieuse afin de susciter l’intérêt de nos petits chérubins ? Les croyons-nous à ce point stupides pour que nous ne puissions imaginer les intéresser autrement que par le jeu ? Ce paradigme de la dérision est un terrible nihilisme en ce qu’il nous indique que rien n’a de valeur que la capacité des hommes à jouir et à se distraire sans se soucier de rien.

En réalité, cette célébration unanime du dérisoire par la fête vient de notre mépris pour le spirituel et le sacré. Il n’est que de constater le rapport que nous entretenons avec notre patrimoine, lequel ne suscite plus l’intérêt que par son caractère marchandable. Des églises sont transformées en boîte de nuit, en magasin ou même en parking lorsqu’elles ne sont pas détruites car couteuses. Les châteaux et hôtels particuliers sont transformés en Disneyland pour touristes chinois, en fastueux bureaux ou en luxueux palaces, propriétés de milliardaires saoudiens. Le Louvre est devenu une marque franchisée (le Louvre-Lens, le Louvre Abu Dhabi), faisant perdre tout caractère sacré au bâtiment. Certes, il faut être conscient que ce patrimoine coûte de l’argent. Il faut être conscient que sa préservation a un prix qui est bien souvent celui de sa marchandisation. Mais l’on peut aussi s’en attrister et déceler, dans cette « pécuniarisation » du patrimoine, une vision utilitariste du monde, une vision pour laquelle la matière s’est substituée à l’esprit, une vision nihiliste qui ne croit plus au bien commun ni aux riches enseignements du passé ; passé considéré avec mépris comme de l’ordre de l’inutile, du dérisoire.

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La dérision, le cynisme et le rire tiennent d’une forme pédante de détachement des choses. Le traitement accordé à l’égard des politiques, et de la politique en général, est à ce titre très révélateur. On peut s’indigner à raison du manque de probité et de résultats de notre classe politique. Mais on doit également s’interroger, à l’aune des multiples émissions de télévision et de radio qui traitent la politique avec mépris et dérision, au sujet de notre capacité à nous montrer sérieux et exigeants vis-à-vis d’elle. Du sympathique Yves Mourousi interviewant le Président Mitterrand assis sur le coin de la table, au Quotidien de Yann Barthès, en passant par le fameux « est-ce que sucer c’est tromper ? » de Thierry Ardisson adressé au Premier Ministre Rocard, le sujet politique n’a de cesse d’être traité avec le peu d’exigence et de sérieux qu’il mérite. Dès lors, rien d’étonnant à ce que nos gouvernants se montrent à ce point détachés de leurs missions et du bien commun. Entendons-nous bien. La caricature est nécessaire dans l’exercice de la démocratie. Elle tient même du contre-pouvoir. Mais précisément, la caricature n’a plus de sens lorsque l’ironie est partout. A l’inverse, la caricature remplit son office lorsqu’elle chemine dans un contexte de gravité. Mais elle tombe à plat quand prospère le dérisoire.

L’ironie, c’est la dérision du sens par la raillerie de la forme. L’équipe de Quotidien du journaliste Yann Barthès en a fait sa spécialité, ridiculisant les politiques par de savantes réécritures de leurs discours, par des montages souvent douteux et, surtout, par un cadrage analytique porté essentiellement sur la forme, jamais sur le fond. De ces mises en scène partiales, les politiques de tous bords sortent toujours perdants. S’ils rient, ils affichent leur manque de sérieux. S’ils recadrent les débats sur le fond, ils passent pour rabat-joie. Plus globalement, le problème de la dérision – dont l’ironie n’est qu’un procédé parmi d’autres –, c’est qu’elle clôt le débat a priori. Car on ne peut discuter d’un sujet aussi grave que la politique qu’avec quelqu’un dont l’état d’esprit est empreint de la même gravité. Or comment débattre sérieusement avec quelqu’un dont le procédé argumentatif ne repose que sur la dérision ? C’est bien pourquoi les politiques ont tout à perdre à figurer dans ce genre d’émission. D’autant qu’au-delà de se décrédibiliser eux-mêmes, ils participent de la décrédibilisation de la question politique dans son ensemble. En ce sens, la dérision est d’ailleurs plus efficace que n’importe quelle dictature de la pensée. Car la dictature de la pensée, par sa violence, ne fait que conforter les esprits dissidents. La dérision, elle, paraît anodine, inoffensive, ce en quoi elle est autrement plus dangereuse car les hommes ont tôt fait d’y céder par facilité. La dérision est une arme redoutable en ce qu’elle peut être maniée par ceux qui ne sont pas en mesure d’argumenter. Et son caractère démagogique et totalitaire tient tout autant au fait qu’on ne peut y répondre sérieusement.

En réalité, la dérision généralisée du sujet politique, que l’on observe de nos jours, est le symptôme d’une société qui laisse tout tomber, qui ne croit plus ni n’accorde d’importance à rien. C’est également une société qui cache ses illusions perdues, ses affres et tourments dans les mirages du rire et de la fête. « Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d’y penser » écrivait Blaise Pascal dans ses Pensées. Rien n’est plus vrai aujourd’hui.

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On doit à Pasolini l’idée que la soumission du peuple au pouvoir et aux idées dominantes s’opère tant par la société de consommation que par ce que Guy Debord a appelé « la société du spectacle ». « Votre docilité et votre servilité contre des loisirs, des fêtes et un pouvoir d’achat » pourrait-on dire. Michel Clouscard y voyait un « capitalisme de la séduction » auquel il a consacré un ouvrage. « La crise va révéler la nature profonde de ce système : l’austérité (la répression économique sur les travailleurs, essentiellement la classe ouvrière) a comme corollaire non seulement le maintien, mais l’expansion de la consommation « libertaire » social-démocrate. C’est en pleine période de crise qu’est née l’idéologie de l’informatisation de la société au service de la convivialité. À mesure que l’austérité s’aggrave, le chiffre d’affaires de l’industrie du loisir, du tourisme, du plaisir augmente. Les deux semblent être en raison inverse. La jouissance « libertaire » social-démocrate a comme condition le productivisme, l’inflation, le chômage » écrivait-il dans Le capitalisme de la séduction. Et d’ajouter que « le capitalisme a viré à gauche au niveau politico-culturel et a viré à droite au niveau économico-social ». Anne Hidalgo peut jubiler. Son Paris bobo de la fête et du mépris pour la banlieue est à la page : du pain et des jeux.

Victor Petit


[1] Dans une de ses textes, Black M, puisque c’est de lui dont il s’agit, avait qualifié la France de « pays de kouffars ».

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