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Le développement économique a engendré un exode rural depuis plus d’un siècle et demi. Cet exode s’est vu amplifié par la tertiarisation de l’économie, laquelle causa inévitablement la fermeture de nombre de sites industriels qui avaient fleuri dans la France périphérique. Enfin, à l’aune de la mondialisation, les derniers sites industriels virent poindre la menace d’une concurrence étrangère à bas-coût, se résignant pour certains d’entre eux à se délocaliser afin d’assurer leur survie. Nombre de petites villes de la France périphérique qui prospéraient grâce à l’industrie se paupérisèrent et se dépeuplèrent au profit des villes de taille moyenne et des grandes métropoles. Hélas, à mesure que la France périphérique s’appauvrissait, la classe politique s’échinait toujours plus à déverser la manne publique dans les grandes métropoles, au grand dam des zones rurales et périurbaines. Ce bouleversement économique, géographique et politique a très fortement affaibli le lien social pour deux raisons.
La première raison tient simplement au fait que plus grande est une ville, moins le lien social y est solide. C’est une question de bon sens. Le sentiment d’appartenance à une communauté est particulièrement diffus dans un grand centre urbain ; et la diversité y est telle que les habitants peinent à s’identifier les uns aux autres ; de sorte que les occasions de rencontre et de fraternisation y sont rares à mesure que la distance éloigne les habitants les uns des autres. Les grandes métropoles ne sont plus à taille humaine. Or ce que l’on entend par taille humaine, c’est l’idée toute simple que le lien social ne peut précisément se créer que dans une ville dont la taille n’excède pas une dimension critique[1].
La deuxième raison tient quant à elle au fait que les zones rurales ou périurbaines se sont appauvries démographiquement d’une part, mais surtout économiquement d’autre part. Car quand le tissu économique local disparaît, les habitants sont dans l’obligation de travailler plus loin, dans la grande ville la plus proche par exemple. Ce qui rend très difficile la création d’une communauté locale de destin, donc du lien social.
Lorsque les villes et villages étaient à taille humaine, les gens se connaissaient. Autrefois, croiser un inconnu était l’exception. C’est l’inverse qui est vrai aujourd’hui. De nos jours, les gens que l’on connaît habitent souvent loin, et demeurent de ce fait très éloignés de nos problématiques. Ils n’ont donc pas nécessairement à témoigner quelque forme de solidarité que ce soit, ou même de compassion. Ce que du reste, nous ne leur demandons pas du fait même de leur distance. Jadis, les villages constituaient des écosystèmes économiques et sociaux. En une heure de marche, l’on faisait le tour des lieux et l’on croisait tous les rouages qui faisaient le mécanisme communautaire local, condition du lien social : le bureau de poste, l’école, le boulanger, le médecin, le notaire, le bistrot, le monument aux morts, la mairie, le terrain de sport communal ou encore l’église et le cimetière construit autour de celle-ci. A cette époque, l’on ne rassemblait pas les morts à l’extérieur des villes comme pour mieux les cacher. L’on avait compris que le lien communautaire relevait d’une filiation humaine. Le cimetière en constituait le rappel et la vie s’organisait « urbanistiquement » autour de lui.
Le champ économique était constitué autour mais surtout dans les villes. Au plus loin, les matières premières venaient de la commune d’à côté, constituant un tissu communautaire que soudaient un mode de vie particulier et une coutume singulière forte. Puis est venu le développement économique et technique à l’aune de la mondialisation. Inlassablement, le tissu communautaire local se distandait à mesure que la technologie et les moyens de transport permettait l’allongement des distances.
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La destruction du lien social n’est pas qu’un drame humain. Elle est aussi un drame politique. Car pour que s’exerce la démocratie, et pour que vive le politique, il faut qu’existent des lieux au sein desquels la sociabilité s’exerce, au sein desquels l’échange est possible. Dans notre monde actuel, si les moyens de communication ont connu une inflation grandissante ces 30 dernières années, on ne peut que déplorer la substitution des lieux d’échange par l’industrie du virtuel. Même au sein des petites communes et des villages, la désertification économique des zones périurbaines au profit des grandes métropoles a conduit à la disparition des lieux d’échange, désormais remplacés par le tout-technologique et le tout-automatique. Il n’y a plus de guichetiers dans les gares – quand il subsiste des gares ; les supermarchés proposent désormais des services drive à peu près partout de sorte qu’il n’est même plus nécessaire de sortir de sa voiture et parler à d’autres êtres humains[2] ; l’enseigne FNAC propose désormais à ses clients de retirer ses colis via des casiers accessibles par présentation d’un code-barre ; il existe des distributeurs de médicaments, de pain ou encore de fruits et légumes dans les zones rurales, palliant ainsi la fuite des commerces… Les exemples sont légion. Que ces outils et services soient présentés comme des « progrès » doit interroger notre rapport au lien social et au développement économique. Car c’est ce rapport qui a présidé politiquement et économiquement à la disparition de ces lieux d’échange, lesquels constituaient autant de lieux de délibération populaire. Or ce qui fait que les décisions ne sont pas prises par le peuple mais par des instances gouvernantes, c’est précisément la disparition de ces lieux d’échange.
« Le comptoir d’un café est le parlement du peuple » disait Balzac. La France comptait 600 000 bistrots au début des années 60. Il n’y en a plus que 35 000 au début des années 2020. Même dans des villes moyennes, nombre de commerces ont disparu au profit des grandes surfaces. Si ce n’est dans les grandes métropoles, on peine à trouver des poissonniers, des fromagers, des charcutiers ou encore des bouchers, lesquels prospéraient autrefois jusque dans les petites bourgades rurales, et constituaient des lieux d’échange, de convivialité et de brassage social[3]. La déchristianisation a évidemment condamné les églises à l’anonymat, voire à la destruction, elles qui étaient des lieux de sociabilité des hommes de la naissance à la mort. Dans les petites communes et les villages, les cafés ont fermé, les médecins ont déserté et les écoles ont disparu. Et que dire de la suppression du service militaire, institution initiatique de brassage social et géographique ?
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Moins il y a d’occasions de rencontre et de mixité, moins il y a de solidarité. Car la solidarité se construit par le biais d’un sentiment d’appartenance commune, mais également par les liens du quotidien : les relations de voisinage, la famille, les communautés spirituelles ou locales, la déférence à l’endroit des personnes âgées… La canicule de 2003 fut à ce titre un révélateur de l’effondrement du lien social, du lien familial et de la solidarité dans notre pays, avec un bilan catastrophique de 15 000 morts en deux semaines, mais surtout avec des centaines de cadavres non identifiés car non réclamés. Fin août à Paris, il demeurait entre 300 et 500 corps pour lesquels les familles ne s’étaient pas manifestées. A tel point que la mairie de Paris dut lancer des avis de recherche[4]. Quel échec terrible pour notre époque dont il est pourtant presque interdit d’interroger le sens et la morale. La postmodernité, convaincue de sa supériorité sur les temps passés, considérés comme obscurs, se voyaient opposer, comme dans un miroir, le reflet de son manque criant d’altruisme sinon de son individualisme le plus crasseux. L’explosion du business des EPHAD en est un autre symptôme bien triste.
La canicule de 2003 fut un cataclysme social mais révéla le terrible effritement du lien social, effritement particulièrement visible dans les zones fortement urbanisées. Dans la France périphérique et surtout rurale, on observa des chiffres bien moins désastreux, notamment à la faveur de modes de vie plus traditionnels, d’un individualisme moins prononcé, d’une vie à taille humaine en somme. Dans cette crise, les grandes villes montraient leurs limites en matière de lien social[5].
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La destruction du lien social va de pair avec la déconstruction des identités collectives, au premier rang desquelles, l’identité nationale. La communauté sociale et politique n’étant plus construite que sur la seule base du contrat social, nous ne sommes rattachés les uns aux autres que par une déclaration de revenus et les prestations sociales et taxes qui en résultent, lesquelles favorisent le ressentiment à l’égard de l’Etat-Providence ou la dépendance à celui-ci.
Sans lien social, il n’y a pas de dialogue possible. Sans lien social, il n’y a plus de démocratie. La crise des Gilets Jaunes a procédé d’un ras-le-bol fiscal de la France périphérique. Mais elle a également relevé d’un sentiment de dépossession du débat démocratique par le bloc élitaire, précisément en raison du fait qu’il y a de moins en moins d’espaces d’échange dans la vie des citoyens. L’occupation des ronds-points put paraître anodine mais elle releva en réalité d’une véritable reconstitution de lieux d’échange et de sociabilité.
Victor Petit
[1] Je concède volontiers que la définition de cette dimension n’est pas chose aisée. Reste qu’on peut facilement admettre qu’entre l’aire urbaine qui dépasse le million d’habitants et le petit village de jadis, le lien social se crée naturellement dans ce dernier quand il est à peu près inexistant dans le premier. C’est d’autant plus vrai que l’individualisme croit à mesure que l’on se sent éloigné de l’autre.
[2] A ce titre, on pourrait également évoquer le développement des caisses automatiques.
[3] On peut également déplorer la disparition progressive des colonies de vacances.
[4] https://www.liberation.fr/societe/2003/08/25/a-paris-les-corps-en-rade-de-la-canicule_442820/
[5] Ce n’est pas un hasard si la Fête des Voisins a été créée à Paris en 1999. Les liens que l’on tisse avec le voisinage, qui auparavant relevaient du bon sens et de la courtoisie, font désormais l’objet d’une journée spéciale. Comme pour rappeler une fois par an ce qui relève de l’évidence et qui permet, une fois la fameuse fête passée, de continuer à s’absoudre de ses obligations morales et civiles à l’égard de son prochain. Du reste, le fait est que la nécessité de créer une Fête des Voisins, sur la base du constat que l’on ne se parle plus, témoigne de cet individualisme mortifère.