Justice égalitaire
L’égalité constitue la doctrine démocratique moderne de la justice. Rien désormais ne semble plus élémentaire. Que l’égalité figure au panthéon des finalités d’une société prétendument juste semble devenu indiscutable. Pas un débat politique sans qu’il ne soit question d’égalité. Pas une controverse économique sans qu’il ne soit question d’égalité. Pas une lutte sociale ou sociétale sans qu’il ne soit question d’égalité. L’on considère les hommes comme libres lorsqu’ils bénéficient des mêmes chances d’exercer leur liberté, sans qu’aucun ne semble économiquement et socialement en situation de dominer autrui. C’est pourquoi l’on estime que le pauvre est moins libre que le riche. Et c’est pourquoi l’on aime affliger le riche de la culpabilité d’être plus libre que le pauvre. Faut-il donc réduire les inégalités pour que tous soient libres ? La réponse est indubitablement oui nous dit-on.
Pour autant, il faut admettre que l’égalité comme valeur juste relève de l’arbitraire. Faire de l’égalité une valeur juste est un parti pris qui n’a rien d’anodin. Est-il juste d’orienter systématiquement l’action politique vers la réduction des inégalités de revenus et de patrimoine par exemple ? La réponse pourrait paraître évidente. Elle ne l’est pas tant que cela. Car l’égalité comme valeur juste procède de la volonté de placer l’individu comme objet de la justice. C’est une volonté propre à toute société libérale et individualiste, mais qui n’aurait pas sa place dans une société holiste au sein de laquelle le collectif prime sur l’individu. La justice ne consiste plus dans la réalisation de finalités extérieures à l’homme. Elle réside dans l’homme lui-même, la liberté individuelle, l’égalité entre les individus. C’est un choix.
D’égalité, j’entends ici trois choses : l’égalité devant la loi, l’égalité en matière de dignité, et pour finir l’égalité matérielle soit ce que l’on nomme la « justice sociale ». Il pourrait sembler abusif d’associer la notion de « justice sociale » à celle d’« égalité matérielle ». Démagogique même ! Pour autant, ne nous rebat-on pas les oreilles avec la sempiternelle question de la « réduction des inégalités » ? Comme si toute inégalité participait nécessairement d’une injustice ! Alors pour confondre les inégalités et tenter de les réduire, économistes, politiques et sociologues usent de statistiques pour orienter l’action politique : revenu moyen, revenu médian, coefficient de Gini, taux d’épargne etc. Pour autant, ces statistiques ne disent rien de la moralité des citoyens ; de leur courage, de leur sens du dévouement, de leur solidarité ou encore de la concorde qui règne entre eux. Et qui peut croire que ces vertus apparaîtraient comme par magie à la faveur de politiques sociales qui réduiraient les inégalités à coup d’allocations diverses et variées[1] ? Un pays dont les hommes sont matériellement égaux est-il nécessairement un pays où il fait bon vivre ? où les citoyens sont les plus heureux ? Songeant aux pays du Sahel, à la Russie soviétique, à l’ex-Allemagne de l’est ou à la Corée du Nord, l’on est en droit de s’interroger…
Entre une société où le plus riche a 5 et le plus pauvre à 1, et une société où le plus riche a 50 et le plus pauvre a 5 (ou même 4 voire 3), l’on aura tendance à préférer la deuxième société bien que les inégalités y sont autrement plus importantes. En réalité, l’enjeu ne réside pas tant dans la question des inégalités que dans celles du revenu minimum et du revenu médian. Et ce qu’il faut noter, si l’on s’en tient à avoir pour seul prisme la réduction des inégalités, c’est que le caractère inégalitaire d’une société dépend également de la taille de son marché. Dans un marché géographiquement restreint, les différences de talents et les quantités relativement limitées en jeu occasionnent des inégalités de rémunérations plutôt faibles. Plus le marché est étendu, plus les différences et les quantités génèrent de fortes inégalités. D’ailleurs, les entreprises soumises à la concurrence de marchés toujours plus vastes sont contraintes de proposer des salaires toujours plus élevés pour attirer les meilleurs éléments. « Entre 1980 et 2003, la valeur des grandes entreprises américaines a évolué exactement comme les rémunérations : elle a été multipliée par six » écrit l’économiste Xavier Gabaix[2]. La focalisation sur les inégalités ne va donc pas de soi si elle n’a pour objet que sa seule fin.
Et finalement, il en va de même de toutes les inégalités. Œuvrer pour l’égalité devant la loi, pour l’égalité en matière de dignité et pour l’égalité matérielle semble, de prime abord, participer de l’élaboration d’une société juste. Ce n’est pas si évident.
Trois égalités
Commençons par l’égalité devant la loi. Il semble acquis que nos sociétés démocratiques libérales soient justes en ce que tous les hommes naissent libres et égaux devant la loi. Des trois égalités que nous avons évoquées, celle-ci est sans nul doute la moins critiquable, et elle demeure un des piliers de notre démocratie, à juste titre. Pour autant, la réalité paraît autrement plus nuancée.
Le 19 mai 2021, des milliers de policiers manifestaient devant le Palais Bourbon, siège de l’Assemblée nationale. Ces policiers protestaient contre le manque évident de moyens alloués à leur tâche régalienne. Mais ils manifestaient également leur ras-le-bol quant au laxisme dont, selon eux, ferait preuve la justice. En réalité, le mécontentement des policiers à l’égard de la justice rejoint pleinement un sentiment largement partagé qui est que les Français ne sont pas totalement égaux devant la loi.
Quand un citoyen ordinaire se fait retirer des points sur son permis de conduire et sommer de payer une amende à la première erreur commise constate, avec effarement, qu’on rechigne à poursuivre et sanctionner des individus qui roulent sans permis et sans casques sur des motocyclettes volées afin de ne pas embraser les cités, il voit bien que l’égalité devant la loi est un mythe, et que l’État se montre fort avec les faibles et faible avec les forts[3].
Quand pendant les confinements dus à la pandémie de Covid-19, des citoyens devaient s’acquitter d’une amende de 135 euros pour avoir voulu se dégourdir les jambes ou promener leurs chiens, Laurent Nuñez, secrétaire d’État au ministre de l’Intérieur, expliquait le plus tranquillement du monde que « ce n’[était] pas une priorité que de faire respecter dans certains quartiers les fermetures de commerces et de faire cesser les rassemblements[4] ».
Selon que l’on viole la loi à tel endroit plutôt qu’à tel autre, l’on aura alors plus de chance de voir son dossier classé « sans suite » en raison de l’engorgement de certains tribunaux. L’on peut noter évidemment la différence de traitement qui réside entre le citoyen qui ne peut prétendre à rien de plus qu’un avocat commis d’office et le citoyen qui peut s’offrir une armada d’avocats talentueux ou médiatiques.
Au registre de l’égalité des sexes devant la loi, on constate qu’à caractéristiques égales, les femmes sont moins lourdement condamnées que les hommes[5] et obtiennent, dans l’immense majorité des cas, la garde des enfants en cas de divorce[6].
L’inégalité devant la loi peut s’illustrer sur le terrain idéologique et politique. Alors que des gilets jaunes ont été logiquement condamnés par la justice pour avoir participé à des manifestations interdites, l’on a pu entendre, non sans un effarement certain, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner expliquer qu’aucune poursuite ne serait engagé contre aucun manifestant à un rassemblement, pourtant interdit, en l’honneur de George Floyd.
On peut également songer au raid judiciaire mené contre François Fillon lors de l’élection présidentielle de 2017. Jamais la justice ne s’était montrée si empressée quand, dans le même temps et pour des faits similaires, des dossiers concernant des socialistes ou des proches d’Emmanuel Macron dorment depuis des années dans le bureau des juges. Songeons à Pierre Moscovici qui en 2014 avait fait financer un livre par le ministère des finances : silence radio du Parquet national financier (PNF). Songeons à Bruno le Maire dont l’épouse a bénéficié d’un poste d’attachée parlementaire probablement fictif tant ses qualités d’artiste-peintre semblent en décalage avec les compétences requises : là-encore, silence radio du PNF. Songeons encore à Bruno le Roux qui dut pourtant démissionner de son poste de ministre de l’Intérieur, après que l’on apprit que ses deux filles avaient été employées en CDD comme collaboratrices alors qu’elles étaient âgées d’à peine 16 ans pour une somme d’environ 55 000 euros : évidemment, le dossier dort depuis plus de cinq ans dans les bureaux du PNF.
Sur le terrain des idées, l’inégalité devant la loi est également de mise.. Lorsque le CSA demanda à la chaîne Cnews que soit décompté le temps de parole de l’éditorialiste politique Éric Zemmour (le conduisant inévitablement à être déprogrammé), arguant que celui-ci était devenu un acteur de la vie politique, il était évident que la règle ne s’appliquait pas à tous de façon égale. Dans cette affaire, la défense de certaines idées (contestables évidemment) semblait conduire à un traitement spécial. Pour être propre et carré, le CSA aurait pu parfaitement prendre sa décision en vertu d’une présomption de candidature de Zemmour. Les textes sont clairs à ce sujet. Mais il aurait fallu, dans le même temps, prendre la même décision concernant Emmanuel Macron. Et bien évidemment, rien de cela n’était possible, officialisant ainsi une inégalité scandaleuse de traitement.
Nous aurions pu multiplier les exemples montrant que dans des conditions similaires, les Français sont très loin d’être égaux devant la loi. L’idéologie, la lâcheté, la fourberie politique ou encore la culture de l’excuse participent de la perpétuation de cette inégalité dont les citoyens ne sont pas dupes.
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La conception égalitariste de la justice, je l’ai déjà abordé plus haut, ne produit aucune distinction en matière de dignité parmi les individus. L’égalité en matière de dignité est, au même titre que l’égalité devant la loi, un pilier de notre démocratie. Ainsi, tous les individus sont égaux en dignité. Le problème d’une telle vision, c’est qu’elle conduit à l’annihilation de deux sentiments indispensables à la pérennisation de toute communauté : la honte et l’honneur.
Si tous les individus sont égaux en dignité, alors il n’y a plus rien pour distinguer la crapule du vertueux, le lâche du brave ou le mesquin du juste. Chacun devient légitime et dès lors, le mauvais homme, celui que d’aucuns considèrent comme un méchant, un délinquant voire un criminel, celui-là n’éprouve aucun sentiment de honte, ni même de remords. Celui-là estime donc que l’on entende sa voix, que l’on approuve son droit d’avoir des opinions et de les formuler. L’égalité en matière de dignité, c’est l’absolution républicaine ; une absolution par nature. L’égalité en matière de dignité, c’est le renoncement à discriminer le bien du mal par égalitarisme. « Personne ne mérite d’être traité comme ça » entend-on. Vraiment personne ? Sommes-nous en sûrs ? Ces grandes règles morales sont belles parce qu’elles sont collectives. Isolément, les individus renoncent presque tous à ce principe lorsqu’ils sont touchés personnellement par le malheur. Le père d’un enfant violé ou assassiné estime bien souvent que « certains méritent d’être traités comme ça ». Ne soyons pas hypocrites.
L’égalité en matière de dignité est un « permis de s’en foutre ». Je renvoie ici le lecteur au paragraphe intitulé « Dignité plutôt qu’honneur » dans le chapitre consacré à l’égocratie.
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Abordons désormais l’égalité matérielle. En réalité, si nombre de politiques espèrent réduire les inégalités matérielles, c’est en ce que l’on considère la liberté comme corrélée au confort matériel. L’idée, fortement schématisée, est que plus on a accès à la société de consommation, plus on est libre. Lorsque les citoyens ont un pouvoir égal de consommer, les voici également libres, l’idéal étant bien évidemment de maximiser ce pouvoir tout en le partageant de manière égale.
Dans la plupart des démocraties libérales, la valeur entre toutes réside donc dans le pouvoir d’achat. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on mesure le moral des Français à leur capacité à consommer. Ainsi, l’égalité dans l’acte d’achat devient la condition d’une société juste. Or qu’achète-t-on sinon des biens périssables ? Mais plus encore qu’une aliénation à la société de consommation, ce que nous achetons, c’est de l’orgueil. Car comme le pense René Girard, l’objet que l’on achète et que l’on possède n’a de valeur qu’en tant qu’il est désiré par autrui. Ce qui donne sa valeur à l’objet, ce n’est pas tant l’objet en lui-même que sa désirabilité. De sorte que la société de consommation engendre inévitablement une société du ressentiment – sentiment sur lequel je vais longuement revenir.
Finalement, l’idée que sous-tend le paradigme de l’égalité matérielle, c’est que l’on s’accomplit et l’on devient libre par le seul accès au confort matériel. Or peut-on vraiment s’en contenter ?
Par ailleurs, ce paradigme sous-tend nécessairement que la réduction des inégalités concourt à l’égalité des chances, lesquelles chances n’attendent plus que d’être saisies. « En termes de politique sociale, cela veut dire : tout le monde a les mêmes chances, mais aussi tout le monde a le devoir de les saisir » dit l’ancien chancelier allemand Gerhardt Schroeder[7]. En somme, dans un système d’égalité des chances, le marché accorde à chacun ce qu’il mérite. Ce qui veut dire que la réussite individuelle, comme l’échec du reste, devient la responsabilité de chacun. Ce système méritocratique semble juste en apparence. Mais les choses ne sont pas si simples lorsqu’on s’attache à définir la notion de mérite.
Paradigme du mérite[8]
Deux maçons construisent un mur. Le premier maçon est fort. Il porte les parpaings avec facilité et monte son mur en une heure. Le second maçon est plutôt malingre. Il peine à transporter les parpaings et parvient à construire le même mur en une demi-journée. Qui a le plus de mérite ? Si l’on prend en compte l’efficacité, l’on répondrait le premier maçon. Mais si l’on songe à la difficulté physique de la tâche pour le second maçon et à la ténacité voire au courage dont il aura fait montre, le second maçon sera le plus méritant.
Prenons un autre exemple. Deux étudiants passent le concours d’entrée à l’École normale supérieure. Le premier réussit son concours dès sa première tentative. C’est un étudiant doué de facilités, rigoureux mais pas nécessairement travailleur. Le second étudiant, tenace et besogneux, réussit le concours après deux échecs. Le premier étudiant a-t-il moins de mérite sous prétexte qu’il serait doué de dons lui permettant d’être plus efficace que le second étudiant, pourtant plus courageux ? Finalement, les deux n’ont-ils pas réussi le même concours ? Ainsi, la notion de mérite sera évaluée différemment selon que l’on s’attachera à avoir pour critère de jugement l’efficacité ou plutôt la capacité de chacun à transcender sa nature et son manque de talents naturels.
Ni la réussite ni le mérite ne sont articulés à l’effort. J’aurais eu beau m’entraîner dix ou vingt fois plus qu’Usain Bolt, jamais je n’aurais réussi à être aussi rapide que lui. Et si j’avais pu être aussi rapide que le sprinter jamaïcain, m’être entraîné davantage n’aurait pas donné plus de valeur à mon chrono ni davantage de mérite.
En réalité, la notion de mérite occulte un fait anthropologique élémentaire : les hommes naissent inégaux en dons. Et la notion de mérite occulte un autre fait majeur : si personne n’est responsable des dons dont la nature l’a pourvu, personne, non plus, n’est responsable de l’adéquation de ses dons avec les besoins du marché. Si Lewis Hamilton est né avec des dons lui permettant (avec beaucoup de travail évidemment) d’être une star de la Formule 1 et de gagner des dizaines de millions de dollars par an, il n’est pas responsable du fait que la société et l’époque qui l’ont vu naître valorisent les personnes qui ont des dons naturels pour être pilote de Formule 1. Si Lewis Hamilton était né pendant la Renaissance, ses dons ne lui auraient probablement pas permis de briller dans une époque où c’est plutôt la peinture qui faisait figure de discipline méritoire et rémunératrice. Lee Se-Dol, champion du monde de jeu de go gagne infiniment moins bien sa vie que Lewis Hamilton. Il n’a pas moins de mérite pour autant. Il est simplement doué pour une discipline qui est moins valorisée. Ou il a fait une rencontre décisive qui l’a orienté vers le jeu de go plutôt que vers une autre discipline. Conditionner le succès et la richesse matérielle au mérite est-il donc pertinent ? La réponse est non. En réalité, le mérite, c’est l’adéquation d’un talent et de la valorisation de ce talent sur le marché du travail. De plus, le hasard vient souvent s’immiscer dans l’équation en ce que se produit une rencontre décisive. De sorte que personne n’est totalement responsable de sa réussite ni ne réussit seul.
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Dans ce système fondé sur le mérite, la variable d’ajustement égalitaire est le diplôme, lequel constitue la condition de la réussite[9]. Avoir un diplôme est devenu indispensable pour réussir dans une économie tertiarisée. C’est l’ère du « diplôme pour tous ». Le nombre de diplômés explose car il doit exploser afin que « tous réussissent ». Les conséquences sont multiples : la déconsidération des filières manuelles, l’élévation des niveaux de formation exigés[10] par les employeurs et la perte des valeurs des diplômes « standards » (du baccalauréat à bien des écoles de commerce) entre autres.
Ne nous y trompons pas. Cette ère du « diplôme pour tous » ne fait que produire davantage d’inégalités en ce qu’elle crée deux castes. La première caste est celle des diplômés « bas-de-gamme », dont le niveau du diplôme est rendu médiocre afin que le plus de monde possible puisse le décrocher. L’inflation de cette caste rend longue et difficile l’insertion de ces diplômés sur le marché du travail avec de faibles niveau de rémunération à la clé. Une deuxième caste est celle des haut-diplômés (les grandes écoles et grandes écoles de commerce) dont le diplôme, de niveau très élevé, ne peut être obtenu que par une certaine élite intellectuelle et sociale – c’est-à-dire qui a les moyens de payer de prestigieuses prépas ou des cours du soir.
Le problème de ce paradigme du mérite, je l’ai évoqué plus haut, c’est qu’il rend chacun entièrement responsable de son sort. Chez ceux qui réussissent, le sentiment qui prédomine est alors l’orgueil. Car qui est heureux se contente rarement de jouir de son bonheur. Ce qu’on aime par-dessus tout, c’est se féliciter de mériter son bonheur d’une part, mais également de le mériter au regard d’autrui. De sorte qu’on est convaincu que celui qui ne jouit pas du même bonheur que soi mérite, quelque part, de ne pas être heureux. Quant à ceux qui échouent, c’est alors le découragement et l’aigreur qui les étreignent.
On peut dire du chef d’entreprise qui réussit dans ses affaires qu’il a du mérite. Mais en est-on bien sûr ? Les qualités naturelles dont il est pourvu (une forte capacité de travail, une aisance dans le relationnel, un charisme, une aptitude à gérer son stress et sa peur pour prendre des risques) les rencontres qu’il aura faites et l’éventuelle chance qu’il aura eu dans son parcours ne sont-elles pas de nature à relativiser son mérite ? La question paraît provocante. Mais en réalité, il est impossible de savoir qui a du mérite de qui n’en a pas ; à moins de connaître la nature profonde et le parcours précis de chacun. Il n’est alors pas anormal que l’on redistribue les richesses en faveur de ceux dont la fortune n’a pas été si généreuse. L’inégalité devient alors acceptable en ce qu’elle profite à la société dans son ensemble. C’est ce que le philosophe John Rawls appelle le « principe de différence ».
Et finalement, est-ce que le succès est nécessairement un marqueur de vertu ? Absolument pas. D’aucuns usent d’ailleurs de méthodes franchement immorales pour l’obtenir (manipulations, écrasement d’autrui, mensonges…).
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En définitive, cette attention toute particulière portée sur la réduction des inégalités matérielles a entre autres pour conséquence qu’elle considère les inégalités comme injustes. Notre paradigme égalitaire estime qu’un fils de bonne famille n’a aucun mérite à bénéficier des largesses financières d’une famille prospère, de sorte que sa réussite relèverait peu ou prou d’une forme d’injustice par nature. Mais en ce cas, devrions-nous considérer que naître avec un talent particulier procéderait également d’une injustice par nature ? Que certains courent plus vite que d’autres n’est pas injuste. Que certains aient la bosse des maths n’est pas injuste. Que certains soient plus beaux que d’autres n’est pas injuste. Que certains soient nés sous une bonne étoile sociale n’a rien d’injuste. De même, que ceux qui ont réussi par la grâce d’une rencontre hasardeuse n’est pas injuste. Faudrait-t-il que l’on handicape les chanceux pour rétablir la justice ? Faudrait-il que l’on handicape les talentueux et les nantis qui ambitionnent de décrocher un diplôme en leur donnant un temps plus limité lors des épreuves ? L’on ajouterait ici l’injustice à l’égalité. Car la contingence n’a rien à faire de la justice. Elle est contingence, tout simplement.
Relativisme, indistinction et nivellement
En définitive, ce paradigme de l’égalité est une manière de relativisme en ce que tout se vaut ; les hommes en premier lieu, interchangeables et égaux en tout. Ainsi, la voix d’un polytechnicien ou d’un brillant philosophe ne vaut pas davantage que celle d’une starlette de télé-réalité par exemple. D’ailleurs, les deux sont côte-à-côte dans les talk-shows télévisés et bénéficient du même intérêt de la part des animateurs et du public. Mais tout se vaut également s’agissant des cultures, des spiritualités ou encore des modes de vie. Car la structure étatique n’est juste qu’en ce qu’elle considère que chacun est libre de vivre comme il l’entend, et qu’aucune culture ni aucun mode de vie ne saurait bénéficier d’un statut singulier. Ce qui est neutre est juste, nous disent nos démocraties libérales égalitaires.
C’est à ce principe de neutralité que l’on doit la loi sur la laïcité notamment. La laïcité est un symbole de ce paradigme égalitaire car elle considère toutes les religions comme égales d’une part ; et surtout, elle estime qu’aucune d’entre elles ne saurait bénéficier d’un statut préférentiel d’autre part. Après un millénaire et demi de christianisme, c’est un bouleversement spirituel et culturel sans précédent. Si l’on peut indéniablement se féliciter de la séparation des églises et de l’État, on pourrait aussi regretter que la religion qui a fondé en grande partie la culture française soit désormais reléguée au rang de spiritualité parmi d’autres. Dans la continuité de ce bouleversement, l’avènement du multiculturalisme est d’ailleurs le signe d’une nation qui estime que toutes les cultures se valent, et qu’aucune d’entre elles ne mériteraient le statut de culture de convergence. Ce mal égalitariste, Edmund Burke l’avait déjà souligné dans ses Réflexions sur la Révolution en France : « Nous comptons chez nous beaucoup d’hommes qui pratiquent la tolérance dans son véritable esprit. Ils attachent de l’importance à tous les dogmes religieux, mais à des degrés différents ; et ils estiment que, comme pour toutes les choses qui ont de la valeur, il existe de bonnes raisons d’en préférer certains. Et c’est tout en affirmant leurs préférences qu’ils se montrent tolérants à l’égard de ceux qui ne font pas le même choix. Leur tolérance ne procède pas d’un égal mépris pour toutes les opinions, mais d’un souci de justice ». Burke considère à raison que ce qui est juste ne tient pas nécessairement de ce qui est égal. Hélas, comme nous avons déjà pu le remarquer, d’aucuns vont même plus loin en prétendant qu’il n’y aurait même pas de culture française – songeons à Emmanuel Macron et à son fameux : « Il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France. Elle est diverse ».
Parce que les différences même les plus élémentaires comptent pour des injustices, le paradigme inégalitaire tourne au modèle de l’indistinction. J’ai déjà évoqué plus haut ce phénomène qui rejoint, en l’aggravant, le phénomène d’interchangeabilité des individus – lequel présente l’avantage, pour l’économie capitaliste, de construire un marché beaucoup plus vaste, facile à toucher et bien plus enclin à consommer. Le modèle de l’indistinction entend bâtir une société juste par l’effacement pure et simple des différences, et ce dans tous les domaines. Les femmes sont identiques aux hommes, il n’y a aucune différence entre une maman et un papa – qui deviennent des Parent 1 et Parent 2 –, ou encore entre un citoyen et un étranger, lesquels devraient avoir par conséquent les mêmes droits… C’est tout un système qui est fondé sur l’égalité. Et le monde de l’entreprise n’y échappe pas. Quand la Lufthansa abandonne le « Madame, Monsieur » à bord de ses appareils pour plus d’inclusion[11], elle sacrifie au modèle de l’indistinction.
Pourtant, les inégalités ne sont pas un mal en soi. Lorsqu’elles ne procèdent que de la seule différence de nature entre les citoyens, les inégalités peuvent même suggérer une société saine. Car l’égalité par nature n’existe pas. Ce qui est certain, c’est que fixer la justice à l’aune de l’égalité, c’est probablement juste d’un point de vue des règles en vigueur, juridiquement pourrait-on dire. Mais est-ce juste d’un point de vue du bien ? d’un point de vue de ce qu’il est juste de faire ? La réponse est non. Une société doit s’honorer de produire une élite ; économique, intellectuelle, politique, culturelle… Se féliciter (à juste titre) de compter parmi ses rangs des prix Nobel, des lauréats de la médaille Fields, de grands entrepreneurs ou encore de grands auteurs, c’est reconnaître les bienfaits de leurs actions pour la communauté, c’est distinguer le génie de la foule. Comment une société égalitaire peut-elle considérer qu’untel est plus qu’un autre ? Elle ne le peut pas précisément parce qu’elle a en horreur l’idée que puisse exister une échelle de valeurs[12].
Considérant les différences comme des injustices, inconsciemment, la société égalitaire orchestre, pour araser les conditions matérielles comme en matière de dignité, un nivellement qui s’opère toujours par le bas – c’est le plus commode et le plus rapide à donner des résultats en termes d’égalité. Ainsi, targuons-nous si nous le voulons d’être une société égalitaire. Mais souffrons de renoncer à l’excellence par peur des hiérarchies.
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Dans sa Théorie de la justice, John Rawls a parfaitement montré la complexité à déceler le mérite dans les succès et les échecs de chacun, précisément parce qu’il reconnaissait l’existence indubitable de différences de nature entre les individus et l’importance du hasard dans la construction des parcours individuels. En ce sens, il est tout à fait juste de mener une politique sociale. C’est pourquoi il écrit : « […] on peut organiser la structure de base de la société de façon que ces contingences travaillent au bien des plus désavantagés ». Toutefois, polariser la justice autour des questions sociales, et plus précisément autour de la réduction des inégalités, c’est favoriser le ressentiment de tous à l’égard de tous. Car si les uns estimeront que toute politique de justice sociale relève toujours davantage de la spoliation, les autres estimeront que toute politique de justice sociale n’est jamais suffisante – celui qui possède étant considéré comme un privilégié qui s’est constitué une situation inévitablement au détriment de quelqu’un.
Du fait qu’elle se donne pour but de réduire les inégalités, la justice sociale est-elle toujours juste ? Admettons que deux personnes, Pierre et Paul, héritent d’un patrimoine identique, chacun disposant d’une maison similaire et de la même somme d’argent. Pierre travaille, fait fructifier son capital, gère son patrimoine en bon père de famille et sa situation s’améliore. Paul, lui, profite de la vie. Il construit un terrain de tennis au sein de sa propriété pour s’adonner à son loisir favori, travaille quand bon lui chante et se préoccupe peu de son capital. Un jour, le voilà en banqueroute, sommé de vendre sa maison pour vivre. Il sollicite alors un logement social que l’état met à sa disposition, lequel est financé en partie par Pierre, précisément au nom de la justice sociale. L’opération est-elle si juste ? Il est permis d’en douter. Bien évidemment, l’exemple est un brin provocateur. Et l’on ne saurait occulter les véritables difficultés que nombre de citoyens rencontrent malgré eux. L’on peut même considérer normal que Pierre participe au sauvetage de Paul si l’on entend que Paul n’a peut-être pas été pourvu de la même éducation ni des mêmes dons naturels que Pierre (courage, ténacité, pugnacité…) Mais cet exemple met en lumière le fait que la justice sociale n’a rien de nécessairement juste car après tout, si Paul ne peut être tenu responsable de sa mauvaise éducation ni même de son absence de dons naturels, à l’évidence, Pierre n’en est pas plus à blâmer. De sorte que la contribution obligatoire de Pierre pourrait bien ressembler à une forme de spoliation. Et de solidaire, l’on pourrait comprendre que Pierre se sente davantage « caution-solidaire » de Paul.
Mais enfin, afin de lutter contre les inégalités, on sollicite l’État-Providence pour taxer les hauts revenus et patrimoines. C’est une vieille rengaine. Or dans le même temps, les marchés demeurent ouverts, les entreprises et les hommes continuent de bouger et il devient, de fait, toujours plus difficile de taxer les hauts-revenus pour assurer la redistribution. Cela a pour effet que la pression fiscale s’exerce toujours plus sur les populations immobiles et solvables, principalement les classes moyennes et les PME, lesquelles se paupérisent. Ce qui a pour effet que les contributeurs fiscaux sont de moins en moins nombreux quand les bénéficiaires de la « justice sociale » croissent inexorablement.
La fiscalité française incite au nomadisme avec pour paradoxe que les prélèvements obligatoires battent tous les records alors même que les inégalités matérielles continuent de se creuser. Sans des politiques d’économie et de réduction drastiques des prestations sociales, l’État-Providence ne peut que disparaître . En d’autres termes, un marché totalement ouvert est incompatible (tant économiquement que moralement d’ailleurs) avec le maintien d’un système social généreux. C’est bien pourquoi ce système social, qui prétend à grand bruit « lutter contre les inégalités », génère le ressentiment de tous à l’égard de tous : les pauvres à l’égard des très riches mondialisés qui ne donnent pas assez, la classe moyenne à l’égard des pauvres qui les spolient et à l’égard des très riches mondialisés qui fuient l’impôt, et les pauvres à l’égard de la classe moyenne qu’elle considère comme « privilégiée ».
Dans L’Essence du politique, Julien Freund écrit : « Il y a de l’injustice dans tout régime parce que le choix d’une politique déterminée lèse inévitablement des intérêts ». Ceux à qui l’on prend, ceux à qui l’on spolie la force de travail pour permettre la justice sociale, ceux-là sont lésés. C’est inévitable. De même que naître avec des handicaps (familiaux, sociaux, cognitifs…) peut paraître injuste si l’on a pour seul prisme l’égalité. En définitive, pour construire une société juste, la question est de savoir quelle est la part d’injustice inévitable que l’on accepte. Ce qui exclut la possibilité de l’égalité.
Nietzsche et le ressentiment
Que d’aucuns naissent beaux ou laids, intelligents ou stupides, riches ou pauvres, forts ou faibles, il n’y a strictement rien d’injuste là-dedans. C’est comme ça, tout simplement. C’est la vie. C’est normal. De même qu’il est normal que le chat courre après la souris et la mange après l’avoir attrapée. De même qu’il est normal qu’un lion se repaisse d’un gnou maladif ou trop jeune pour lui échapper. Que l’on s’attriste d’un tel spectacle, c’est déjà l’amorce d’une anthropomorphisation de ce qui est en réalité du plus évident, du plus nécessaire, du plus naturel. Personne ne serait assez sot pour se plaindre de la cruauté du lion qui, finalement, a eu la chance de naître lion et en bonne santé quand le gnou a eu la malchance de naître gnou et maladif. Quelle place tient la justice dans ce spectacle ? aucune. Et l’égalité ? pas davantage.
Mais alors, pourquoi diable ne pas estimer qu’il pût en être de même s’agissant des hommes ? Pourquoi ne pas estimer qu’il n’y a aucune injustice dans le fait qu’existent des hommes qui sont forts et d’autres qui sont faibles ? Cette idée, Nietzsche la développe au travers de la métaphore de l’oiseau de proie et du mouton dans la Généalogie de la morale.
Pour Nietzsche, la société est pareille à un vaste espace au sein duquel se croisent et s’entrechoquent des forces diverses, et où les plus forts absorbent les plus faibles. Dans ce vaste espace, il y a un champ où paissent de paisibles moutons. Pour un mouton, brouter de l’herbe en groupe est sa seule force. C’est ainsi. Or il se trouve que, parfois, un oiseau de proie saisit un mouton pour le dévorer. Rien de plus naturel que cette volonté de puissance[13] de l’oiseau de proie. Le mouton est faible. Pour se protéger de l’oiseau de proie, il lui faut donc développer son intelligence.
Ce que va faire le mouton, pour se protéger de l’oiseau de proie, c’est mettre son intelligence en action afin de faire entrer dans le jeu de la nature une nouvelle dimension : la morale. Comment le mouton va-t-il s’y prendre ? En décrétant le plus simplement du monde que sa situation en tant que mouton est injuste ; que les choses ne devraient pas se passer ainsi ; que l’usage de sa force par l’oiseau de proie est immoral. De sorte qu’un beau jour, un mouton téméraire se présente devant l’oiseau de proie et lui dit : « Oiseau de proie, ce que tu t’apprêtes à faire – me dévorer –, c’est mal. C »est injuste. » Le mouton vient d’inventer le « devoir-être ».
Le mouton rêve d’un monde au sein duquel les moutons et les oiseaux de proie seraient les meilleurs amis du monde. Ce monde idéal – cet « outre-monde » dirait Nietzsche – rend compte d’un monde réel qui serait parsemé d’injustices. Or le monde réel n’est ni juste, ni injuste. Le monde réel est, tout simplement. En réalité, comme le pense Nietzsche, et comme l’illustre parfaitement la métaphore du mouton et de l’oiseau de proie, notre morale est toujours relative à la situation dans laquelle nous sommes.
Mais la métaphore de Nietzsche montre quelque chose d’autre, quelque chose de fondamental. La métaphore de Nietzsche montre que la notion moderne du juste, c’est l’impuissance qui se mue en vertu ; c’est la faiblesse qui se transforme en pouvoir de condamner la force, en faculté de décréter ce qui est bien et ce qui est mal. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche écrit : « L’insurrection des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et engendre des valeurs […] L’impuissance qui ne riposte pas, est transmuée en ‘bonté’ ; la bassesse craintive, en ‘humilité’ ; la sujétion envers ceux que l’on hait en ‘obéissance’ ».
A ce principe de justice, qui prend la faiblesse pour variable d’ajustement du juste, Nietzsche dit qu’au sein de l’humanité, personne n’est faible par nature sinon celui qui se donne sa faiblesse comme principe d’action, laquelle devient alors la maxime de la justice. Ce que Nietzsche reproche aux faibles, c’est de se protéger des forts par la condamnation morale (mais aussi juridique) de la force. Ce que Nietzsche abhorre, c’est le renversement des valeurs de justice[14] qui fait de la faiblesse la force, et qui corrompt les lois naturelles. En d’autres termes, pour Nietzsche, ce qui définit la justice moderne, c’est la projection du sentiment d’injustice que ressent le faible à l’égard du fort en tant qu’il se considère comme lésé par lui.
Ainsi l’oiseau de proie, à qui le mouton vient de dire que sa nature forte est injuste, accepte l’idée qu’il incarne le mal… et qu’il va devoir devenir herbivore comme le mouton. La modernité, c’est un monde dans lequel les forts sont mauvais, précisément parce qu’ils sont forts. La modernité, c’est le triomphe des faibles moutons. « Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers » lit-on dans l’Évangile selon Matthieu. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche va plus loin : « Seuls les misérables sont les bons, seuls les pauvres, les impuissants, les humbles sont les bons, les souffrants, les déshérités, les malades, les disgracieux sont également les seuls pieux, les seuls dévots, à eux seuls la béatitude, – alors que vous, les noble et les grands, vous êtes de toute éternité les mauvais, les cruels, les lubriques, les insatiables, les mécréants, vous resterez éternellement les réprouvés, les maudits et les damnés ! » Nietzsche fustige cette morale chrétienne qui a dessiné tous les contours de la justice moderne. Cette morale du ressentiment qui considère que si le fort est fort, c’est inévitablement au détriment du faible, soit parce qu’il le spolie, soit parce qu’il use de sa force pour maintenir sa position[15]. Ainsi s’érige un paradigme victimaire. La victime est bonne par nature de même que celui qui n’est pas une victime est un oppresseur par nature.
La justice nietzschéenne s’inscrit en totale opposition à la justice déontologique d’Emmanuel Kant dont le principe, « ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’autrui te fasse », est considéré comme la maxime de nos démocraties libérales. Or on peut constater une analogie entre cette maxime et la morale chrétienne que fustige Nietzsche dans le sens où cette formule – « ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’autrui te fasse » – consiste en une condamnation morale de la puissance d’autrui. En effet, par cette maxime, chaque action susceptible de porter atteinte à nos intérêts peut être considérée comme injuste. De sorte que si l’on condamne moralement la force qu’autrui pourrait faire peser sur soi, ce n’est pas parce qu’existe par nature une idée du juste dont la force serait exclue, mais bien davantage parce que l’on ne veut pas subir la force d’autrui, comme le mouton ne veut pas subir la force de l’oiseau de proie. Nietzsche estime que nous condamnons ce que nous craignons de subir – condamnation qui se pare de justice. Dit autrement, la force du fort n’est pas condamnée parce qu’elle est par nature moralement condamnable. La force du fort est condamnée parce qu’on la rejette par peur et par lâcheté.
« Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’autrui te fasse » construit une morale par la crainte. « Je te respecte parce que je te crains » pourrait-on dire. Mais pour Nietzsche, c’est aussi une morale de la lâcheté car celui qui est faible, mais qui compte bien être respecté, n’a d’autre moyen que de condamner moralement ce dont il est incapable ou dépourvu (la force). En somme, c’est une morale égalitariste en ce qu’elle condamne moralement les différences de force et les inégalités qui découlent de ces différences.
Pour Nietzsche, cette condamnation morale de la force se double d’une culpabilisation du plus fort, dont la force est considérée comme injuste. « Ce qu’ils exigent, ils ne le nomment pas représailles, mais ‘triomphe de la justice’ ; ce qu’ils haïssent, ce n’est pas leur ennemi, oh non ! Ils haïssent l’injustice » écrit-il dans sa Généalogie de la morale. La notion de « justice sociale » ne servirait que de prétexte moral à justifier la haine des forts, des riches, des patrons, des propriétaires ou encore des hommes blancs hétérosexuels[16]. Ainsi, tous ceux-là exigeraient la justice mais souhaiteraient avant tout se venger de leur impuissance ou de leur insignifiance. D’où un procès en culpabilisation dénoncé par Nietzsche, toujours dans le même texte : « ‘C’est une honte d’être heureux ! Il y a trop de misère ! »‘… Mais il ne saurait y avoir de malentendu plus grave et plus désastreux que de voir les heureux, les réussis, les puissants par le corps et l’âme commencer ainsi à douter de leur droit au bonheur. Foin de ce ‘monde renversé’ […] Que les malades n’affectent pas les bien-portants ».
En définitive, l’on peut résumer la justice égalitaire de notre nation par une petite histoire très révélatrice.
Un homme entreprend d’acheter des escargots pour un dîner qu’il organise avec des amis. Il se rend chez un éleveur d’escargots qui lui présente deux bassines. La première bassine est fermée par un couvercle, contrairement à la seconde bassine qui est ouverte. L’homme demande : « Pourquoi cette bassine est-elle recouverte d’un couvercle ? – Parce que ce sont des escargots anglais, répond l’éleveur. Et les escargots anglais ont pour obsession d’escalader le rebord pour s’échapper ». Alors, l’homme s’arrête devant la seconde bassine et demande à l’éleveur : « Pourquoi n’y a-t-il pas de couvercle sur cette seconde bassine ? Ces escargots sont-ils malades ? ». Ce à quoi l’éleveur répond : « Ils sont en parfaite santé monsieur. Seulement, ce sont des escargots français. Or vous n’avez aucunement besoin de quelque couvercle que ce soit avec ces escargots attendu que, dès que l’un d’eux, plus fort et plus courageux que les autres, essaie d’escalader le rebord de la bassine, tous les autres s’associent pour le tirer de nouveau vers le fond ».
Par la métaphore du mouton et de l’oiseau de proie, Nietzsche pose cette question radicale et décisive : faut-il considérer que le monde, tel qu’il est, est injuste ? Faut-il se révolter contre des injustices qui sont autant de manifestations des lois de la nature, lesquelles n’ont nullement pour vocation d’être justes ou injustes, mais d’être tout simplement ? ou ne vaut-il pas mieux consentir au monde tel qu’il est ? ou ne doit-on pas préférer l’amor fati nietzschéen, cet amour du destin quel qu’il soit ? La question est difficile à trancher de prime abord. Reste qu’en considérant toute inégalité, même de nature, comme une injustice, nos démocraties libérales n’ont pas eu autant d’états d’âme, et considèrent que le monde mérite une protestation. Les exemples de la PMA et de la GPA, ces techniques de procréation qui ont pour vocation de permettre aux homosexuels d’avoir des enfants biologiques – considérant que leur homosexualité relèverait d’une forme d’injustice par nature –, traduisent un rapport au monde qui refuse l’inégalité au profit d’un égalitarisme excessif. Quitte à recourir à l’odieux commerce des mères-porteuses et à considérer l’enfant comme un produit auquel chacun devrait avoir accès.
Finalement la vision nietzschéenne de la justice, en ce qu’elle donne la pleine mesure aux lois de la nature et à leur cortège d’inégalités, est bien moins teintée d’hybris que ne l’est la vision démocratique moderne et égalitariste de la justice. Car la justice n’existe pas relativement aux hommes et à l’égalisation de leurs conditions, mais relativement au respect de la nature dans sa totalité, jusque dans son lot d’inégalités, pour que chacun existe à la mesure de ce qu’il est : fort ou faible. Dans ses Réflexions sur la Révolution en France, Edmund Burke va pleinement dans ce sens : « Montesquieu observait, avec beaucoup de justesse, que c’est en organisant les citoyens en classes que les grands législateurs de l’Antiquité ont atteint le sommet de leur art – et se sont pour ainsi dire dépassés eux-mêmes. Et c’est précisément sur ce point que vos législateurs modernes ont donné toute leur mesure négative, en s’abaissant jusqu’au-dessous de leur propre néant. Alors que les premiers avaient égard aux différences de nature entre les citoyens et parvenaient à les unir en un seul État, leurs successeurs métaphysiciens et alchimistes ont pris le parti inverse. Ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour confondre toutes les classes de citoyens en une seule masse homogène, après quoi ils ont divisé leur amalgame en un grand nombre de républiques dépourvues de toute cohésion. Ils réduisent les hommes à autant de jetons rien que pour pouvoir les compter plus facilement, au lieu d’y voir des éléments dont la valeur respective dépend de la place qu’ils occupent dans le tableau ».
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En somme, il est tout à fait honorable d’essayer d’apporter de l’équité entre les hommes. Toutefois, faire de l’égalité la finalité de la justice est une erreur car la négation des différences de nature et de fortune, considérées comme injustes, ne peut conduire qu’à l’égalitarisme et au ressentiment[17]. Il en est de même de la notion de mérite qui n’est que l’alibi de cet égalitarisme qui légitime la rancœur de tous à l’égard de tous. Comment être solidaire de citoyens dont on nous dit qu’ils sont responsables de leurs échecs au même titre que je serais pleinement responsable de mes succès ? Comment alors ne pas avoir le sentiment non pas d’être solidaire mais caution-solidaire ? Car le mérite génère d’autant plus de découragement, d’orgueil et de ressentiment que le lien communautaire entre les citoyens est rompu.
La vérité est que chacun occupe sa juste place. Le fils du rentier qui hérite du pactole amassé par son père est à sa juste place. De même que la femme de ménage prolétaire d’une cité HLM de Villeurbanne qui élève seule ses trois enfants est à sa juste place. Paradoxalement, c’est la justice égalitaire qui introduit la notion de hiérarchie en ce qu’elle distingue « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien », pour paraphraser Emmanuel Macron. Tous ne peuvent pas réussir. Si tant est que l’on fasse de la réussite matérielle la conséquence du succès, l’on peut même dire que la majorité échouera largement. Comment s’en satisfaire ? L’on ne s’en satisfait pas. Les inégalités demeureront car il existera toujours des gens brillants ou chanceux, et d’autres médiocres ou poissards. C’est ainsi. Coûte que coûte, il faut accepter cette réalité. Chacun réalise sa nature avec les moyens dont il dispose. Et personne ne vaut davantage ou moins que ce qu’il est.
Il est toujours très intéressant de noter avec quel dédain sont considérés les filières manuelles ou encore l’apprentissage. Les CAP ou BEP continuent de consister en des voies de garage – même si les choses évoluent plutôt dans le bon sens –, les élèves en situation d’échec étant réorientés vers des métiers manuels considérés comme moins nobles que les métiers intellectuels. Ce mépris, c’est bien celui de la justice égalitaire et de la « réussite pour tous ». Or précisément, tous ne peuvent pas réussir. Et c’est même une très bonne chose. Car qu’on le veuille ou non, toute société a besoin de ces « petits boulots » que l’on couronne d’indifférence. Et la crise du Covid-19 a suffisamment montré combien ces « petits boulots » étaient importants : de la caissière à l’éboueur, de la femme de ménage au livreur…
Les inégalités ne sont pas nécessairement une malédiction. Elles peuvent être, tout au contraire, la condition d’une société équilibrée et paradoxalement plus juste. Car chacun occupant sa juste place et contribuant à sa mesure au bien commun, il mérite la reconnaissance de la communauté quelle que soit son rang sur l’échelle sociale. La focalisation sur la réduction des inégalités est donc une utopie dangereuse d’une part car elle met en péril l’équilibre de la société – toute société nécessitant un panachage économique et social allant des élites (économiques, politiques, culturelles…) aux classes les plus laborieuses pour perdurer – et d’autre part car elle cultive l’orgueil et le ressentiment de tous à l’égard de tous. Dans une société égalitaire, les hommes aiment penser qu’ils méritent seuls leur succès. Au contraire, dans une société inégalitaire, ceux qui sont en haut de l’échelle espèrent que leur succès est moralement justifié, au nom du respect de certains principes aristocratiques ou au nom du bien commun par exemple. Ajoutons qu’autrefois, dans les sociétés aristocratiques, le caractère arbitraire du système de classes conduisait les classes laborieuses à ne pas souffrir de leur statut, voire à en être fier. Ce qui, paradoxalement, prédisposait ces classes à la lutte politique. Dans une société égalitaire méritocratique, il n’y a pas de lutte politique si la classe laborieuse intériorise le fait qu’elle est en situation d’échec.
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La théorie rawlsienne de la justice, que nous avons faite nôtre en France, entend maximiser le bien-être des individus et augmenter leur liberté – à travers le prisme de l’égalité, nous l’avons vu – par le biais d’un cadre légal parfaitement neutre. Seulement, cette théorie étant neutre, elle ne dit pas ce qu’il est bien ou non de faire, se contentant de renvoyer au droit pour distinguer le juste de l’injuste. Pour autant, ce qui est juste est-il légitime ? Ou ce qui est légitime est-il juste ?
Victor Petit
[1] De même qu’il est faux et dangereux de croire que la violence naît avec la pauvreté.
[2] https://www.telos-eu.com/fr/societe/social-et-societal/cest-la-valeur-de-lentreprise-qui-determine-la-rem.html
[3] https://www.lyoncapitale.fr/actualite/interdiction-de-courses-poursuites-a-sarcelles-une-note-similaire-toujours-en-vigueur-a-lyon/
[4] https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/societe/faire-respecter-le-confinement-dans-les-banlieues-pas-une-priorite-pour-le-gouvernement/
[5] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2017/03/07/97001-20170307FILWWW00115-les-femmes-moins-condamnees-a-de-la-prison.php
[6] Ce qui est d’autant plus curieux dans une société qui considère qu’un père et une mère sont interchangeables ou qu’un enfant peut parfaitement avoir deux papas… https://www.lexpress.fr/actualite/societe/famille-pourquoi-les-peres-divorces-obtiennent-ils-rarement-la-garde-des-enfants_1544655.html
[7] Cité par Yascha Mounk dans The age of responsibility.
[8] Ces quelques réflexions sur le mérite s’inspirent des excellentes analyses des philosophes américains John Rawls (Théorie de la justice) et Michael Sandel (La tyrannie du mérite).
[9] Ce qui n’est pas sans générer une pression certaine chez nombre d’étudiants.
[10] Le diplôme constitue probablement la dernière discrimination acceptable.
[11] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/fini-mesdames-et-messieurs-sur-les-vols-lufthansa-20210713
[12] C’est bien pourquoi l’on s’évertue à supprimer les notes à l’école. Comme si les enfants, une fois dans la cour de récréation, s’amuseraient à jouer au foot sans compter les points pour surtout n’offenser personne…
[13] Wille zur macht, soit « volonté vers la puissance » devrait-on dire.
[14] Nietzsche parle d’un « renversement de l’aristocratique équation des valeurs ».
[15] L’on peut songer par exemple au hashtag #LesPropriosSontDesParasites qui visait à décrire les propriétaires-bailleurs comme d’immondes spoliateurs cupides et mesquins. https://twitter.com/search?q=%23LesPropriosSontDesParasites
[16] La justice sociale se confondant avec l’antiracisme et la dénonciation du patriarcat par le néo-féminisme.
[17] Ajoutons que la négation des différences de nature entre les hommes participe de l’idée déjà développée que les individus sont interchangeables.